- Brice, je vous ai déjà expliqué mon point de vue sur cette question. J'hésite à imprimer ce recueil. Premièrement parce que vous refusez d'en changer le titre. “L'Espace Superstar“ ; rendez-vous compte. Ce n'est pas possible pour un recueil de poèmes ; le comprenez-vous ?

- Non, justement je ne comprends pas. J'ai conscience bien entendu du décalage quasiment cosmique de ce titre avec la norme pratiquée pour les titres de recueils de poèsie. J'ai le plus grand respect pour vous Monsieur Alvaro, précisément parce que vous avez la réputation d'être sans concession. Le lecteur ne tardera pas à comprendre la résonance sidérale de ce titre une fois qu'il aura ouvert l'opuscule. Comment révolutionner la poésie aujourd'hui sans commencer par le titre ?

“Il faut frapper la réalité avec des mots massue pour la faire résonner comme un gong au fond des consciences endormies“ ai-je écris.

Et je le crois. Chaque génération doit avoir ses courageux missionnaires, ceux qui osent.

- Ne croyez-vous pas que votre argumentation frappe ma conscience comme un glas plutôt qu'un gong ? énonça lugubrement Monsieur Alvaro. Et puis qui vous dit qu'un seul lecteur va franchir le seuil d'un titre pareil, sinon par erreur ?

- Mais enfin Alvaro, c'est bien vous qui m'avez proposé d'éditer ce recueil ?

- Hum, j'ai seulement accepté de lire votre manuscrit lors de notre première rencontre au dîner organisé par Madame votre mère.

- C'est une bienfaitrice des arts, et elle écrit elle même. Maman est comparable à Gertrude Stein. Ce n'est pas moi qui l'ai dit, mais le correspondant de l'Echo du Bocage. Elle met toute la puissance de la fromagerie Saint Léger au service de la défense de l'art contemporain.

Vous le savez : nous représentons LE mouvement “Au Delà de l'Avant Garde“. Ce recueil sera un manifeste. Mais une fois au pied du mur, vous tergiversez…

- “La Gertrude Stein du calvados“. C'est vrai qu'ils ont imprimé ça ! Bon. Je saisis parfaitement votre message intergalactique, Monsieur Saint Léger. Mais pourquoi devrais-je financer le manifeste de la Fondation crée par votre mère alors qu'elle dispose des fonds de la fromagerie. N'avez-vous pas les moyens de porter ce manifeste vous-même ? Je vous rappelle que je ne survis que grâce à des fonds publics.

- Vous devez nous découvrir Monsieur Alvaro. Nous avons besoin de vous. Vous êtes le seul véritable découvreur de ce siècle. La poésie sans vous serait déjà naufragée corps et âme. Notre mouvement doit être découvert par vous, et personne d'autre. Nous avons besoin les uns des autres. Si l'avant garde de l'avant garde ne se sert pas les coudes, nous sommes perdus. Et puis quelle chance d'avoir les puissants moyens financiers de maman à notre disposition.

- Mais votre mère m'a bien fait comprendre qu'elle tenait à ce que vous réussissiez par vous même ! Elle a même ajouté qu'elle n'avait aucune intention de dépenser un centime dans une aussi chimérique aventure…

- Vendons seulement mille exemplaires, et vous la verrez changer aussitôt d'avis. Il faut savoir lire entre les lignes avec maman. Elle est malgré tout un pur produit de la culture fromagère. Nous sommes originaires de Saint Léger-Dubosc, près de Pont Lévêque. C'est notre noblesse. Une noblesse pour ainsi dire “maquignonne“. Je ne pouvais tout de même pas conserver mon patronyme d'origine qui est Grossin. Vous vous rendez compte que maman se nomme Marie Grossin ? Marie Rogues de son nom de jeune fille. C'est un drame dans sa vie ça vous savez. Et puis on pourrait peut-être lui proposer de mettre le logo de la fromagerie quelque part.

- Saint Léger est en effet un excellent pseudonyme, bien qu'un peu classique pour un avant-gardiste. mais c'est mieux que Brice Grossin.

- pas Brice, Kevin. Mais Brice Saint Léger n'est pas classique, non ! Complexe seulement! Mêlant le parfum du fromage aux antiques effluves de la noblesse.

Lorsque l'on parle de fromage les mouches ne sont jamais loin. Là c'est un ange noir de taille respectable qui bourdonna en traversant le bureau encombré de Monsieur Alvaro.

- Et si je réunis les fonds nécessaires avant la parution ? tenta en désespoir de cause le jeune poète normand.

- Ma maison est en décrépitude. je vais aller bientôt en prison. Je suis obligé d'être direct puisque vous m'y contraignez : je ne veux pas éditer votre prose.

- mais j'écris de la poésie rétorqua Brice qui pensait enfin tenir un argument solide et logique.

- Ce n'est pas la question. Un éditeur comme moi ne fait plus la différence. Mais je vais faire quelque chose pour vous : adressez-vous aux cripto-pataphysiciens, ils se réunissent chaque lundi dans un kebab à Meudon nommé l'Antalya, ou le Capadoce. Enfin vous trouverez. Je les ai tous refusés. Tous me haïssent. Montez une solide faction contre moi. Attaquez-moi dans la presse. Précipitez ma faillite. Mais même comme ça, je ne crois pas que nous parviendrons jusqu'au scandale.

L'ange du destin (car la grosse mouche à merde c'était lui) passa un fois encore la serpillère dans les deux cerveaux encrassés par les nuits blanches.

- nous sommes finis jeune homme, articula péniblement Monsieur Alvaro en regardant ses chaussures.

- j'ai bien peur que la poésie soit morte, articula péniblement le jeune Brice en regardant ses Paraboots.

Ils ne savaient pas comment se dire adieu. Car c'est ainsi que chaque jour, la poésie meure un peu : sans cérémonie, sans qu'on puisse rien dire de définitif sur la question.