J’ai toujours pensé que des deux frères, Javier était le plus talentueux.
Quand on est le professeur de deux jumeaux aussi doués pour le dessin que Mozart l’était pour la musique, c’est dur.
Difficile d’encourager ce qui vous dépasse.
J’ai fait moi même une petite carrière de peintre. J’ai été pris dans des galeries. J’avais une renommée régionale. Je me suis démené.
J’étais soutenu par la petite coterie de mes amis et admirateurs. Une galeriste locale comptait sur moi pour assurer son avenir. J'ai couché une ou deux fois avec elle. C'était la belle vie. J'ai bien cru arriver.
Quand Javier et Salva ont commencé à imiter mes peintures ―ils avaient alors cinq ou six ans― j’ai tout de suite compris que le mieux était de renoncer immédiatement à ma carrière sous peine de ridicule.
A cette époque, comme je vivais avec une antillaise débonnaire et généreuse, j'avais obtenu la garde de mes neveux jumeaux et orphelins.
Ma sœur, Ghislaine, était morte en flamme avec son mari espagnol, victime d'un accident d'aviation.
Une aubaine pour moi qui n'ai jamais eu le courage de faire des enfants.
Javier me copiait à merveille, mais il m’écrasait déjà techniquement, apportant des nuances d’expression dans les détails qui auraient dû être dans mes compositions et qui n’y étaient pas.
Salva ―comment dire― était plutôt parodique. Il se fichait presque ouvertement de moi. Ce qu’il accusait dans ses copies, c’était les défauts. Il adorait mettre son travail a coté du mien. Il trouvait cela drôle le petit bonhomme. Et je suis bien obligé de reconnaître qu’il y avait bien quelque chose de comique ; le pire est que même mes plus fervents défenseurs riaient de voir les œuvres de ce gamin ridiculiser les miennes.
En art, le ridicule tue plus sûrement que n’importe quoi d’autre. Le talent consiste à marcher d’un pas assuré sur l’arête vive et vertigineuse qui sépare deux précipices : la normalité convenue d’un côté, et le ridicule de l’autre. On a vite fait de tomber.
La position la plus digne pour moi était donc de mettre le genoux en terre et de me consacrer corps et âme au développement de leurs carrières. Je savais déjà qu’ils allaient être projetés vers une irrésistible ascension.
Javier était le plus doué à tous points de vues. A dix ans, il copiait les plus grands maîtres à s’y méprendre. Sa force résidait dans une capacité de synthèse qui lui donnait une maîtrise absolue de la composition. Il pouvait poser n’importe quoi n’importe où. La chose se transformait en art.
C’était vrai pour la mine de plomb sur le papier, pour le fusain et la peinture sur la toile, du premier trait jusqu’au dernier, et l’on avait envie de conserver tous les intermédiaires qui auraient à eux seuls, etc.
Mais c’était également valable pour sa façon inimitable de déposer son paquet de cigarette sur une table de bistrot, de s’asseoir discrètement dans un coin et d’y proposer au regard, par sa seule posture, quelque chose comme un cliché génial.
C’était un taiseux, toujours sobrement habillé, plutôt introverti. Vers douze ans, il réalisait quatre ou cinq esquisses originales par jour, avec une inventivité folle. Je collectionnais tout. Salva était le "petit", étant sortit du ventre de sa mère en second. Il faisait tout comme Javier. Mais, s'il possédait presque autant de facilités que son aîné, en revanche, il était plus agressif et gagneur, ironique aussi, presque jusqu'à la méchanceté.
Javier posait en quelques instants l'esquisse d'une composition, faisant la somme de toutes les époques de l'histoire de l'art, jusqu'aux plus récentes. A l'âge de dix ans, il connaissait aussi bien l'art précolombien que les derniers courants conceptuels en vogue. Comment connaissait-il tout cela ? Il feuilletait les livres et les revues de ma bibliothèque pendant que Salva allait jouer dehors avec les fils du paysan d'à côté.
Salva lui, copiait servilement le travail de son frère. Une ou deux heures par jour, pas plus.
Je ne les ai jamais vu travailler ni l'un ni l'autre. Ils dessinaient pour le plaisir et sans jamais se poser de question. On aurait dit que leurs bras et leurs mains connaissaient d'avance par cœur ce qu'ils allaient faire naître.
Mon rôle d'éducateur était des plus simple : laisser faire, regarder, encourager, applaudir. Donner aussi les pistes.
Je proposais la terre, le carton, les couleurs, la photographie, la video.
C'était pour tout la même chose, le même émerveillement de les voir embrayer directement et produire, dès la première tentative, des choses qui m'auraient pris, à moi, une vie entière.
Tout leur était facile. Ils s'amusaient comme des fous, sans la moindre arrière pensée.
Javier inventait dans une plastique absolument parfaite. Salva suivait et ajoutait, polluait oserais-je dire, les productions de son frère de sortes de ratures ironiques et digressives.
Impossible de les empêcher de construire une œuvre commune.
Ils travaillaient volontiers ensemble. Sur les compositions très pures de son frère, Salva se permettait d'enrober les traits pleins de sûreté de virevoltes à l'encre, de collages divers… le résultat était vertigineux.
"L'œil n'en croit pas ses oreilles" comme l'a fait remarquer bizarrement un critique pourtant peu réputé pour son humour.
Les frères signaient volontiers Jav&Salva, par ordre d'apparition.
J'emplissais des cartons. Mon atelier s'encombrait chaque jour un peu plus de toiles tournées contre les murs, de sculptures et de monuments couverts par des bâches.
J'ai commencé à faire la tournée des galeristes les plus réputés. Mais je ne faisais que montrer, et encore des œuvres précoces, pour faire monter les enchères et garder des cartouches en réserve.
Ces précautions s'avérèrent inutiles : les choses se présentaient bien et rapidement ce sont les acheteurs qui se sont précipités vers moi.
Jav&Salva m'avaient donné l’exclusivité de l'ensemble de leur production.
Rapidement, j'organisais une vente où je lâchais trois ou quatre toiles et une dizaine de dessins, des choses déjà anciennes. Elles se vendirent tout de suite à des prix inhabituellement élevés. Je rappelle qu'à l'époque, leur signatures étaient totalement inconnue.

Un collectionneur japonais faisait partie des acheteurs. Un jour, il avait tenu à m'inviter chez lui pour me faire voir ses collections, et, selon ses propres termes "…me faire une petite surprise".

J'étais estomaqué !
Il y avait chez lui, à la place d'honneur, une grande œuvre signée par le seul Salva.
Je sentais le sourire fin et scrutateur du Japonais flotter sur moi pendant que la marée d'une sueur froide comme les prémisses de la mort trempait ma chemise. C'était une trahison, un camouflet…
D'où pouvait provenir cette chose que je n'avais jamais vue ? J'y discernais sans peine l’authentique : la composition parfaite de Javier gribouillée ironiquement par Salva. Je connaissais le thème, issu d'une longue série de recherches sur les vanités, écorchés et fantômes.
Javier était là dessus depuis des mois.
Salva n'avait jusqu'ici jamais semblé s'y intéresser plus que ça.
Le talent ironique de Salva me sautais au visage avec la violence d'une agression.
Ce coup de canif dans notre contrat était comme un coup d'épieu dans mon cœur de vampire. Une moqueries irrespectueuse, une insulte, à moi bien évidemment, mais pire encore, à Javier son frère, son double, son original pour ainsi dire.
L'arrière plan était impeccable, du pur Javier. La rature ironique de Salva était si parodique…
Le japonais, un riche industriel de l'agro-alimentaire ayant fait fortune dans les produits dérivés du poisson, me regardait avec un attention soutenue. Je me demandais s'il m'avait montré cette toile de son propre chef ou si Salva le lui avait demandé. Je perdais pied. Le sourire oriental et impénétrable de l'homme. Mon désarroi.
Retournant consciencieusement le couteau dans la plaie, il me dit ; "J'ai acheté cette toile à Salva qui semble amoureux de ma fille". Je l'ai payée dix fois plus cher que celle que vous venez de me vendre. Je ne sais pas qui est ce Javier avec qui vous le faites signer, mais Salva devrait cesser toute collaboration avec lui ne trouvez-vous pas ?“
Je souffrais impuissant, comme celui qui voit en public la fille dont il est amoureux embrasser un autre sous ses yeux, ostensiblement, et qui se sent transpercé par un coup d'œil ironique de sa belle, monstrueuse inconnue soudain ; et d'autant plus désirable.
Je ne savais pas quoi dire. Je ne voulais que disparaître. J'avais honte.
Il y avait dans le jardin un gros palmier trapu au pied duquel je suis allé m'asseoir. Un tohu-bohu invraisemblable d'idées contradictoires et approximatives se bousculaient dans la boîte de mon crâne tendue comme une peau de tambour en défilé militaire, résonance perdue dans la rumeur.
C'était en Catalogne, quelque part au bord de la mer, en hiver.
Tout dansait autour de moi et mon hôte s'était, je ne sais par quel miracle, éclipsé. J'étais seul au grand air, près d'une piscine bâchée. L'air doux vibrait d'une bruine tiède. Un chat roux et gras m'observait indifférent, assis sur le dallage à côté d'une lourde vasque de grès rouge vomissant un cactus abîmé.
Sur le mur près de moi, il y avait un replat de ciment ménagé dans les pierres sèches pour porter une petite fresque décorative en carreaux vernissés.
Je pouvais y lire la maxime suivante :
"paz a los que llegan
salud a los que habitan
felicitad a los que marchan"

Je ne parle ni catalan, ni espagnol. Je ne sais pas ce que ce bout rimé signifie et je n'ai jamais cherché à le savoir.
Il reste dans ma rétine comme une formule incantatoire et absurde de mon ignorance et de ma naïve stupidité.
Je me disais que si j'étais en train de vivre une fiction, elle était bien véritable par ma souffrance, et si c'était la réalité, je devais être nécessairement être victime d'une fiction. Une chose pareille ne devait pas pouvoir exister.
Mes jumeaux de vingt ans, mes adorés et protégés artistes, avec ce judas qui me poignarde, et l'autre, ce talent inerte, ce Javier, que fait-il ? Que pense-t-il ? Que sait-il ?
Cet horrible et triomphant Salva, détestable et vainqueur de mon dévouement. Mon petit Salva si gai.
Quand j'ai parlé de ce tableau à Salva il s'est contenté de rire.
Quand j'ai parlé de ce tableau à Javier il s'est contenté de hausser les épaules.
Je suis resté idiot.
La réalité c'est qu'on est plus proche du bois flotté que du maître du monde qui s'est fait tout seul ; je ne sais plus ce que je dis.
A partir de ce jour, les choses n'ont plus été pareilles.
Salva est devenu rapidement riche et célèbre, sans moi.
Javier et moi avons dû nous contenter du rôle secondaire.
Je parvenais facilement à caser les toiles de Javier, même depuis que la signature de Salva en était absente. Mais on aurait dit que le seul à s’apercevoir de l'intérêt des compositions de Jav était Salva. Les acheteurs et les marchands se contentaient de dire, lorsque qu'il s'agissait de sujets parodiés par Salva : "on dirait du Salva, mais en plus sage", et lorsqu'il s'agissait de motifs nouveaux, Javier refusait de me les confier à la vente en disant : "ce n'est pas fini".
J'ai pris solidement en main la carrière de Javier à qui tout semblait à jamais indifférent. Je voulais qu'il cache sa production à Salva.
Nous sommes restés en Catalogne, au bord de la mer, non loin de Barcelone. Un endroit très beau en hiver, mais insupportable en été, à cause des touristes.
Nous avions l'habitude de nous retirer en altitude à cette période, dans la maison d'un ami. Nous avions des nouvelles de Salva par les media et nous suivions son irrésistible ascension par les revues spécialisées.
Ce Judas ne disait jamais un mot de son frère. "Je me retire régulièrement dans ma Catalogne natale pour se ressourcer" était la formule consacrée. Et basta !
Pourtant, il passait nous voir au moins une fois par trimestre. J'aurais voulu que Javier cache… mais il montrait avec plaisir à son frère, donnait même…des carnets entiers de recherche. Un viatique à chaque fois. Et ces deux là riaient.
Au fond de moi, je n'abandonnais pas l'idée de faire reconnaître Javier comme le plus grand des deux, même s'il semblait n'y attacher aucune importance.
Après chaque visite, on voyait fleurir dans les galeries réputées où Salva avait signé des exclusivités ―une par grande ville du monde― on voyait apparaître "le nouveau Salva", salué unanimement par la critique, plus inspiré que jamais, et plus ironique : "Plus prolifique que Picasso, plus inventif que Basquiat, dessinateur comme Michel Ange, novateur comme pas un".
C'était à chaque fois la périphrase, la caricature, le pillage absolu du lent travail de recherche patient et consciencieux de Javier.
Salva attrapait tout d'un seul coup d'œil, en une seule visite. Cela me rendait fou de rage.
Il fréquentait la jet set, se faisait photographier aux bras des actrices et des mannequins, donnait des interviews délirantes où il racontait n'importe quoi.
Je décidais un jour de prendre le taureau par les cornes. J'emportais un soir que Javier dînait chez des amis sa production de la semaine chez un marchand.
L'homme était un professionnel : il acheta tout. Puis il devint mon allié. Nous allions organiser une grande exposition de Javier.
Salva cessa de venir nous voir. Javier ne disait rien, se contentant de poursuivre son travail, habillé de noir et sans aucun commentaire.
Puis nous fûmes cambriolés. L'atelier fut vidé et rien ne restait du passé artistique de Javier.
Par enchantement, Salva eut un regain créatif.
Puis Salva porta plainte contre Javier pour détournement de propriété intellectuelle ; et le pire fût qu'il gagna.
J'étais ruiné.