Si je m'adresse à toi cette fois encore, c'est parce que tu est le seul de la famille à avoir reconnu en moi quelque valeur. Tu as la bonté de me gratifier de l'héroïque sobriquet de "pionnier" dans le texte de la gentille carte postale que tu m'as envoyée du Costa Rica. Bien sûr, je ne peux m'empêcher d'envisager avec un peu d'aigreur le regard ironique que tu peux légitimement porter sur mes chaotiques aventures (on en reparle pas, d'accord?). Mais il me semble que tu es presque sérieux lorsque tu dis "pionnier", bien que tu éprouves le besoin de le préciser lourdement (je te cite mot à mot : "Tu es un véritable pionnier. Je ne plaisante pas, je le pense vraiment"). Puisque nous sommes dans les confidences, je pense comme toi. Je crois bel et bien être toujours trop en avance. Loin de l'envisager comme un défaut, je persiste à penser que c'est au contraire ma plus grande force. C'est elle que je dois utiliser pour me désincarcérer du machinal.

Avant d'entrer dans le vif du sujet, il peut-être utile que tu connaisses les grands axes qui ont guidés mes pensées et mes actes jusqu'ici. Nous n'avons pas souvent parlé de cela. L'idée de départ c'est que, petit bourgeois de naissance, je me devais de transcender cette origine vulgaire par une existence hors du commun. Mon combat, qui était alors dans l'air du temps, c'était de parvenir à démocratiquement entraîner derrière moi l'ensemble du prolétariat pour faire accéder chaque travailleur à ce statut d'être exceptionnel. Je le concède avec le recul, c'était parfaitement contradictoire. Pourtant j'ai toujours trouvé des volontaires sur la base simple de cette plateforme subversive. Tu sais combien de folles entreprises j'ai soutenues, aidé, parfois dirigées ! J'étais soutenu dans mes théories comme dans ma pratique par le droit à la contradiction cher à Nietzsche. Je ne crois pas déjà t'en avoir parlé, mais lorsque j'étais en terminale, j'ai plus ou moins été violé par ma prof de philo, une remplaçante. Elle était nietzschéenne. Cela m'a beaucoup aidé. J'ai découvert que Nietzsche est né un 15 octobre, comme moi, et que partant nous étions tous les deux du signe de la balance. Ça m'a donné confiance. J'ai fais mienne la fière devise inscrite au dos de l'édition de poche de "Ainsi parlait Zarathoustra" : Il faut beaucoup de chaos en soi pour accoucher d'une étoile qui danse. Tu vois que je n'ai pas des références bidons. Mon Oncle, tu n'as qu'un an de plus que moi et tu as connu les années de créativité et d'intelligence révolutionnaires. Qu'est-ce qu'on a pu faire comme conneries et rigoler grâce à notre idéal !

Passons.

Je continue sur les traces de mon parcours intellectuel. Après avoir raté l'heure du BAC deux ans de suite, c'est étrange à dire, mais je n'ai eu aucune difficulté à entrer comme concepteur rédacteur publicitaire dans une petite agence. En revanche, et au nom de la rhétorique, il aurait fallu faire le deuil de la dialectique pour pouvoir durer. Je n'ai jamais pu l'accepter, comprends-tu mon Oncle ; jamais ! J'ai quand même réussi à tenir assez longtemps pour avoir droit au chômage. Après je me suis spécialisé dans les petits boulots sans spécialité. Mais, aujourd'hui, je dois reconnaître que j'ai de plus en plus de mal à me situer. Je me sens prisonnier. Et pourtant comme dans le poème : J'étais insoucieux de tous les équipages… Je me permets de citer Rimbaud car je n'ai pas trouvé comment le dire mieux que lui. J'ai tout envisagé : L'agriculture bio, fonctionnaire territorial, l'humanitaire, le commerce équitable , Que Choisir… Les idéaux actuels me conviennent mal. Je ne parviens pas à retrouver l'exaltation libre de mes jeunes années.

J'ai toujours secrètement admiré la voie que tu as su emprunter. Car si j'étais libre dès mon plus jeune âge, tu étais, toi, enfermé. Enfermé dans ta famille catho, dans tes révisions d'examens, etc. Et dire qu'aujourd'hui c'est l'inverse !

Tu t'es évadé n'est-ce pas ? Comment as-tu fais ?

Comment as-tu pu devenir conseiller financier toi qui sait à peine compter, comment ? Est-ce parce qu'à l'époque où on fumait des pétards tu t'es intéressé au bouddhisme zen? As tu eu une révélation à ce moment là qui t'as amené à "l'Éveil"? Donc, et tu l'auras maintenant compris, c'est plus encore à l'alchimiste, au chaman, qu'à l'Oncle, que je m'adresse. Tu sais, depuis la mort de Papa, je me sens orphelin. Souviens-toi que tu es aussi mon parrain.

Mais j'en viens au fait : j'ai trouvé deux possibilités d'avenir susceptibles de me libérer. Aller, je me lance : j'expose mes deux hypothèses qui sont en fait deux métiers bien distincts.

Le premier auquel j'ai songé c'est psychanalyste. Je me placerai évidemment dans une optique a-curative et dans une posture construisante. J'entends par a-curatif que le but de mes accompagnements thérapeutiques n'aurait pas pour objet de réparer une destruction mentale constatés chez mes patients. J'entends donc laisser le curatif aux psychiatres. Pas question non plus de thérapie palliative - le marché est déjà très encombré - mais bien d'une thérapie résolument axée vers l'amélioration de l'individu sain d'esprit et de corps. Cette branche spécifique de la psychanalyse serait en effet destinée à la construction dans l'inconscient du patient d'une sorte de surhomme invisible capable de manipuler lui même son surmoi. Je ne m'éloigne pas tellement des théories de Nietzsche en fait. Bon, je ne m'étale pas trop sur l'aspect théorique car je sais que ta brillante intelligence te permets d'entrevoir toutes les potentialités nouvelles d'une telle pratique. C'est une activité peu fatigante du point de vue physique, ce qui correspond parfaitement à mes capacités actuelles. Elle ne nécessite qu'un investissement financier réduit : un canapé, un fauteuil, quelques cahiers de brouillon et quelques crayons. J'ai déjà tout ce qu'il faut, sauf le canapé. Mais je le trouverai aisément en chinant chez les brocanteurs. Je sais de source sûre que les émoluments sont substantiels.

Le deuxième métier qui pourrait m'attirer c'est intellectuel. Ça me plairait vraiment aussi. Le plus simple pour moi je crois, ce serait de tenter de devenir l'auteur d'un seul livre qui ferait qu'on me reconnaîtrait d'emblée comme intellectuel : un homme à la pensée obscure. Quelque chose dans le genre du Ulysse de Joyce, ou encore La Recherche du Temps Perdu de Proust. Tu vois le genre. Je crois que je pourrais simplement transcrire le plus fidèlement possible tout ou partie de ces cahiers que j'ai noircis à une vitesse vertigineuse lors de mon séjour à la clinique. Car tu ne le sais peut-être pas mais j'ai fais un épisode d'hypertension (après que Jeannette soit partie vivre au Canada avec les enfants) qui m'a obligé à prendre trois semaines dans une maison de repos. Comme Baudelaire, on m'a drogué. J'ai été à ce moment là littéralement habité par une "scriptorrhée" qui m'a permis d'écrire plus de cinq milles pages sur des cahiers Clairefontaine 17x22 quadrillés 5x5. J'ai vidé des dizaines de stylos Bic jaunes à encre bleue (pointe tungstène ultra fine). J'écrivais très serré, en partant de tout en haut à gauche de la page, sans interlignage ni marge, et je parvenais sans peine à emplir un cahier entier de 192 pages en deux ou trois jours. Le débit s'est peu à peu ralentit et le flot d'encre s'est tari un peu avant la fin du 25ème cahier. Tout est dans une boite rouge. Une production dont l'intensité et la densité sont indéniables, et ce en quantité phénoménale ; même si l'on doit se résoudre à retrancher quelques passages. Ce ne sera peut-être même pas nécessaire. Il paraît que Joyce pour son Ulysse, n'a pas supprimé grand chose des notes qu'il prenait sans cesse sur de petits carnets et qu'il s'est contenté de les mettre bout à bout. J'ai une idée de titre : Libération. Il faudra employer les services d'une claviste-correctrice chevronnée pour faire émerger le texte. J'ai parfois un peu de mal à me relire. Il n'en reste pas moins que l'œuvre est posée. Reste à trouver un éditeur et après c'est l'autoroute. Tu m'aiderais ? Pour être franc, je ne m'attends pas à gagner des milles et des cents avec ça. On parle beaucoup des écrivains intellectuels mais peu de gens vont jusqu'à acheter les livres et, a part quelques vieilles dames, personne ne les lit, à mon avis. Le seul frein, c'est la peur agoraphobe que j'éprouve à l'idée de devenir célèbre. Mais je pourrai prendre des cours de théâtre à la MJC. Il paraît que ça aide beaucoup.

Psychanalyste ou intellectuel ? Intellectuel ou psychanalyste ? Pour t'aider à me conseiller, car je t'entends déjà sourire de mes hésitations, je tiens à te préciser que j'ai beaucoup réfléchi à ces deux possibilités. Bien entendu, je pourrais envisager d'être à la fois psychanalyste et intellectuel, d'autres l'ont fait avant moi. Mais il me semble qu'il serait préférable de ne pas placer la barre trop haut. Et puis ce serait céder à la facilité que de choisir de ne pas choisir.

Je dois maintenant te laisser car nous avons monté avec des copains une "Université Libre de Tautologie" (association loi de 1901). Nous œuvrons parallèlement pour la persistance culturelle de l'échange d'idées dans les bistrots. C'est très important car peu à peu, les cafés disparaissent. Je t'en parlerai un autre jour.

Sinon, pour ce qui est de mon boulot à la Poste, ça me dépanne. Je te remercie de m'avoir présenté ton copain de lycée qui t'as retrouvé grâce à internet. Il vient de rater le concours pour passer en 2ème catégorie. Il reste chef du bureau des distributions quand même (pour toute la circonscription) mais il n'aura pas d'augmentation de salaire.

Prend ton temps pour répondre. Je ne ferai rien sans avoir ton avis au préalable.

Je t'embrasse très fort, ton neveux affectueux,


Gaspard

PS : en parlant d'être enfermé, l'autre jour j'ai laissé la porte palière se claquer toute seul et je me suis retrouvé "enfermé dehors". Est-ce qu'il faut dire ça ou existe-t-il un mot (genre "exfermé") qui soit plus correct ?