D'après "L’Épopée de Gilgamesh" récit légendaire de l’ancienne Mésopotamie.

À Miers, ou Mars comme on dit aussi, vivait un type formidable du nom de Gilda Mèche.

En gros, on dira qu’il avait deux tiers d’un vrai salaud, et seulement un tiers de bon gars. Il était le plus redoutable et redouté casseur de l’ouest de la ville ; personne ne lui arrivait à la cheville dans les bastons ; même les flingues ne lui faisaient pas peur. On aurait dit que les balles faisaient un détour pour l’éviter.

C’est à cause de ça que tous les habitants de Miers étaient sous sa domination. Il les traitait avec dureté, prenant les jeunes les plus costauds à son service, et les filles, je ne vous raconte même pas.

Mais au bout d’un moment de ce régime, les gens commencèrent à en avoir plus que marre ; et il y en avait de plus en plus souvent qui allaient en douce pleurnicher à la police.

Comme personne ne voulait porter plainte officiellement par crainte des représailles de Gilda, le chef de la police finit par appeler une fille de mauvaise vie nommée Marceline. C’est elle qui à force de coucher avec un peu tout le monde un peu partout avait donné à la ville plus de mauvais garçons qu’aucune autre. Le chef de la police lui dit :

- Va chercher ton fils Djamel. Il est le seul à pouvoir rivaliser avec Gilda. Je ferme les yeux sur son interdiction de séjour, mais il faut qu’il combatte l’autre salaud et qu’il le laisse sur le carreau. Après, il faudra fiche la paix aux gens, ils ont eu leur dose.

La pute se frotte les mains, tout heureuse de savoir que son fils préféré, le plus balaise et le plus déluré, va enfin pouvoir revenir vivre près d’elle. Elle passe un coup de fil à Djamel qui débarque le lendemain par le vol de New York à Paris et vole aussi sec une bagnole pour rejoindre Miers. Il était devenu encore plus farouche, couvert de tatouages qui se perdaient dans la toison couvrant son corps tout entier. Ses cheveux étaient longs comme ceux d’une fille, mais gras et jaunes. Il était vêtu tout en cuir, en clous, avec des piercings jusque sur les paupières.

Dès son arrivée, il se mit à errer toute la journée avec les pires zonards. Même pas les vrais loubards à la redresse. Non : les fumeurs de pétards, les simples buveurs de mousse accrochés aux zincs des bistros les plus glauques, les joueurs chroniques de flipper, les rêveurs perdus dans l’alcool, les fous, les doux, les gentils crétins qui se sont égarés en croyant que c’est ça la bohème et que le monde peut se refaire. Bref, pas des méchants. Et du coup son arrivée était passée inaperçue à Miers.

Mais un jour, petit Zacharias, un rabatteur de gamines qui travaillait au corps une adolescente qui commençait à fréquenter les bars de la périphérie, remarqua une créature bizarre qui s’envoyait des Morts Subites avec un troupeau de Hells Angels, tous mécanos de l’entreprise de plomberie de la zone artisanale.

En le voyant, le rabatteur devint blême : hagard, stressé, le cœur battant à se rompre, il rentra aussitôt terrorisé chez lui, en râlant comme un possédé.

Le lendemain, il reprit sa tournée des troquets, mais il se rendit vite compte que toutes les gamines qu’il avait repérées avaient disparu, que tous les jalons qu’il avait posés ne servaient plus à rien. Il vit même Djamel se balader dans la grand-rue avec autour de lui toutes les fleurs de jeunesse sur lesquelles il comptait pour assurer ses fins de mois difficiles.

Le jour d’après, même chose. Alors le rabatteur alla voir son père pour savoir ce qu’il pouvait faire. Le vieux lui conseilla d’aller raconter son histoire à Gilda Mèche.

Lorsque Gilda Mèche appris l’arrivée de ce nouveau voyou qui empêchait ses protégés de faire leur boulot, il ordonna au rabatteur d’aller chercher une vraie professionnelle, une traînée excitante comme un festival de films X, capable de faire cracher au bassinet même les types bardés de diplômes, et de l’emmener au bistro où se réunissaient chaque jour les motards pour l’apéro.

Une fois dans le bar, et lorsque Djamel viendrait boire, la fille devrait se mettre presque à poil, monter sur une table, et elle devrait danser de façon à le séduire.

En voyant comment Djamel se comporterait dans ces circonstances, les autres se rendraient compte qu’il n’était pas un des leurs. Ils lui tourneraient aussitôt le dos. Le monstre devrait alors revenir à de meilleurs sentiments et serait obligé d’abandonner ses mœurs de bête sauvage.

Le rabatteur fit tout ce qu’on lui avait demandé. Trois jours après, il arriva dans le bistro avec la fille. Ils restèrent assis dans un coin et attendirent. Le troisième jour arriva enfin la drôle de créature tatouée en compagnie de sa bande d’ivrognes. Dès que la fille le vit, elle ôta son ticheurte, et alla coller sa poitrine opulente contre le blouson du type. Il n’en revenait pas. Il la prit dans ses bras et la serra si fort contre lui qu’elle faillit étouffer.

Pendant une semaine, ils ne se quittèrent pas. Bientôt, rassasié, il partit rejoindre la bande. Mais les nanas et les gamines ne le voyaient plus de la même façon. Quand il arrivait, elles se taisaient et s’écartaient de lui. Djamel essaya de les rattraper. Mais il sentait ses jambes lourdes et sa tête embrouillée. Il n’arrivait plus à se conduire avec les autres comme auparavant. Il se sentait incapable de battre une fille, de la violer, comme ils le faisaient en groupe il y a peu de temps encore. Il était devenu trop gentil pour cela. Il pensait trop aux charmes de la danseuse nue.

Défaillant, déconcerté, il revint alors vers elle. Mais il était devenu un autre : il se mit à ses pieds et buvait ses paroles en la regardant avec des yeux emplis de tendresse.

- Djamel, lui dit-elle doucement en caressant ses cheveux jaunes qu’il venait de faire laver et couper, tu es beau comme un Dieu. Pourquoi vas-tu toujours boire avec ces gens crasseux, copuler avec ces filles qui sont comme des animaux? Viens avec moi. Nous irons à Miers, dans le centre de la ville. Laisse- moi t’emmener dans la grande brasserie où les vrais caïds se réunissent. Tu feras connaissance avec les chefs de la police. Tu verras Gilda Mèche. Il est déchaîné quand il a bu et il tient tout le monde à sa merci.

Djamel sentit la joie l’envahir. Il n’avait plus du tout envie d’être ni gentil, ni bestial. Il avait envie de la conversation et de la compagnie des hommes.

- Emmène- moi là-bas. Je veux voir les néons, le grand comptoir de cuivre, les serveuses avec des tabliers blancs.Je veux goûter la bavette à aux échalotes, le beaujolais nouveau. Toutes ces choses merveilleuses dont tu m’as parlé. Quant à Gilda Mèche, je vais le défier. J’irais à sa table et proposerais à la fille assise à côté de lui de coucher avec moi. Je lui montrerais une fois pour toute que les mecs de banlieue ne sont pas des mauviettes.

Ils arrivèrent en ville le soir du 31. La fête battait son plein.

Le grand moment, c’est quand Gilda Mèche se pointe à la brasserie pour se choisir la plus chouette nana avant tout le monde. Il y avait un monde fou dans les rues et pas mal de viande saoule. Et des vieux aux fenêtres que tout ce bordel empêche de dormir ; soudain, par-dessus le merdier général, les pétards et les bruits de musique dégueulant par les portes des troquets, les chansons braillées par des groupes de militaires et des bandes de jeunes lycéens saisis par la fraternité, on a entendu le bruit lointain d’une sorte de fanfare.

Ce bruit est devenu de plus en plus fort. Une longue procession arrivait : un monôme, une horde sauvage, une manifestation d’anarchistes, un défilé de carnaval endiablé.

Gilda Mèche était au centre, porté en triomphe par ses sbires en délire.

Tout ce bazar stoppa devant la grande brasserie.

Comme Gilda s’apprêtait à entrer, il y eut soudain un remous dans la foule : Djamel se frayait un chemin à grands coups de taloches. Il se mit entre Gilda et la porte à tambour de la brasserie et cria son défi.

La foule fit brusquement silence et se recula effrayée. Mais on pouvait aussi sentir comme un frémissement de soulagement.

- Enfin, murmurait-on un peu partout, Gilda Mèche a trouvé quelqu’un capable de se mesurer avec lui. Regardez, l’autre est comme le double de sa force et de ses muscles. Un peu plus petit peut-être, mais aussi robuste, aussi fou. Il est bourré de Mort-Subite, sauvage comme un fauve juste sorti de taule. Les choses vont enfin changer!

Mais Gilda Mèche n’était pas du tout effrayé.

Il avait rêvé la nuit précédente à ce qui était en train de se passer. Il était sous les étoiles lorsqu’une fusée stratosphérique soviétique lui était tombée sur le crâne. Puis il avait vu une soucoupe volante gigantesque et mystérieuse qui s’était posé sur la grande place du marché et quelque chose de menaçant en était descendu.

Il avait parlé de son rêve à sa maman qui avait consulté le Yi King et son bouquin de numérologie. Cela signifiait qu’un mec puissant était arrivé en ville et qu’il ne pourrait pas lui résister. Mais les chiffres disaient aussi qu’il allait devenir son meilleur ami.

Il s’avança vers l’autre et ils s’empoignèrent comme des sauvages. Ils se cognaient dessus comme des sourds. Ce fût Gilda qui se retrouva à terre. Il avait trouvé son maître.


Djamel se rendit compte très vite que Gilda Mèche n’était pas le salopard qu’on lui avait décrit. Il admirait le bagarreur courageux qui l’avait mis en difficulté un moment.

- Si on devenait potes ?, proposa-t-il en tendant la main pour aider l’autre à se relever.

Et ils se dirigèrent ensemble vers le bar au milieu du tumulte de la fête qui avait repris son cours.

Gilda Mèche aimait prendre des risques. Un jour il proposa a Djamel d’aller piquer la fourgonnette de patrouille des flics, histoire de montrer qu’à eux deux, rien n’était impossible.

- Ce ne sera pas facile, répondit Djamel, je connais le chauffeur. J’ai souvent bu des bières avec lui dans le quartier où il habite. Il s’appelle Houmpapa. Il est gros comme une montagne, il hurle très fort quand il est en colère et dégaine son gros calibre avant de réfléchir. Rien que son haleine peut effrayer les clochards.

- Et alors, dit Gilda, est-ce que tu as peur ? Si on doit mourir, on mourra. Si j’y vais seul et que je me fais descendre, qu’est-ce que tu diras à ton fils quand il te demandera ce que tu faisais pendant ce temps-là?

Djamel haussa les épaules en signe d’assentiment. Ils volèrent un fusil à canon scié, un magnum et des poignards de combat à l’armurerie du coin. Puis ils allèrent voir les vieux pour leur raconter ce qu’ils allaient faire.

Les vieux trouvèrent que ce n’était pas une bonne idée du tout. Ça leur mit le doute évidemment, mais ils étaient trop fiers pour revenir en arrière. Ils décidèrent donc de demander au chef de la police de se débrouiller pour leur éviter les problèmes. Mais ce dernier, même s’il était mouillé jusqu’au cou dans des tas d’affaires louches avec eux, hésitait à les couvrir.

Alors Gilda alla voir sa maman, Ninsun, la maîtresse du chef de la police, et il la supplia d’intervenir. Elle était consternée par la stupidité et le danger du projet de son fils. Pourtant, elle mit sa minijupe, des basses résilles et un soutien gorge transparent et elle alla voir son copain.

Elle lui dit :

- Dis donc vieux cochon, c’est toi qui est censé faire régner l’ordre dans cette ville. Pourquoi tu as laissé mon fils devenir ce voyou sauvage et turbulent. Et maintenant il s’est mis en tête d’aller attaquer ce crétin de Houmpapa qui travaille sous tes ordres. Il est si stupide et fort que rien ne peut l’arrêter quand il se met en colère. Il détruit tout quand il voit rouge. S’il te plaît, fais gaffe à lui. S’il ne revient pas sain et sauf, tu pourras faire tintin jusqu’à la fin de tes jours.

C’était un argument auquel il ne pouvait pas résister et il promis de faire quelque chose.

Alors Ninsun descendit de chez son vieil amant et donna à Djamel un insigne de la police et les clefs de contact de sa Twingo.

- Va, lui dit-elle, tu es protégé maintenant. Ne crains rien et conduit mon fils vers le fourgon de Houmpapa.

Quand les vieux virent l’insigne de police sur la poitrine de Djamel, ils changèrent aussitôt d’avis et apportèrent leur soutien :

- Allez-y les p’tits gars, dirent-ils. Si vous êtes de la police, vous avez tous les droits.

Les deux costauds se mirent en chasse le soir même, plein de hargne et avec l’envie d’en découdre. Ils patrouillèrent dans les quartiers d’HLM de la banlieue sud, vers les zones industrielles du bord de rivière, jusque dans les lotissements cossus situés au nord. Ils arrivèrent enfin devant l’enclos des ferrailleurs gitans à la sortie extrême de la ville, sous la bretelle d’autoroute.

La fourgonnette de Houmpapa venait d’y pénétrer. Pour entrer dans l’enclos, il fallait passer la grosse grille de ferraille rouillée. Djamel la poussa un peu pour jeter un coup d’œil à l’intérieur.

- Dépêchons nous, murmura-t-il en faisant signe à son pote, on va le prendre par surprise. Quand il s’attend à la bagarre, il met son gilet pare-balles. Mais là, il est en simple uniforme. Il ne peut s’attendre à rien de mauvais chez les gitans qui sont ses potes.

Mais à ce moment-là, la grille de fer se referma en glissant sur son rail, peut-être mue par un système de fermeture automatique. Elle écrasa la main de Djamel.

Pendant douze jours, il hurla de douleur. Il voulait que Gilda abandonne son projet insensé. Mais l’autre ne voulait rien entendre. Un désir de vengeance s’était ajouté à son idée ridicule :

- Merde, on n’est pas des femmelettes. On ne va pas se laisser arrêter par le premier incident venu. On a juré dans tous les bars qu’on y arriverait, on ne peut pas s’avouer vaincu. Ta blessure sera bientôt guérie. Si on ne peut pas attaquer la fourgonnette dans son repaire, on n’a qu’à l’attendre quelque part sur son trajet.

Ils retournèrent bientôt dans la banlieue sud et attendirent dans le coin du PC central de la gendarmerie, juste derrière la grande tour hérissée d’antennes. Il y avait là un petit parc où ils comptaient sauter sur leur proie. Mais ils étaient fatigués par tout l’alcool qu’ils avaient bu pour se donner du courage. Ils s’endormirent sur l’herbe.

C’est en pleine nuit que Gilde Mèche s’éveilla :

- Est-ce que tu m’as secoué?, demanda-t-il à l’autre. Sinon j’ai dû faire un cauchemar. J’ai rêvé qu’une barre d’HLM entière s’écroulait et que j’étais coincé dessous. Puis un homosexuel m’a tiré de sous les décombres et m’a aidé à me relever.

- Mon pote, lui dit Djamel, c’est un rêve prémonitoire. Le HLM, c’est Houmpapa. Maintenant je suis sûr que nous allons le baiser ce crétin, puisque même une tafiole a pu se tirer d’affaire.

Là dessus ils se rendormirent tranquillos. Mais ce coup-ci c’est Djamel qui se mit à rêver et se réveilla en sursaut :

- Est-ce que tu m’as secoué?, cria-t-il à son tour. Sinon j’ai rêvé aussi. J’ai rêvé qu’un orage avait éclaté. Le ciel était tout noir, avec des éclairs énormes qui me tombaient sur la tronche. La mort me venait dessus comme un avion de chasse. Et puis d’un seul coup, il n’y avait plus qu’un petit tas de cendres.

Gilda sentait bien que ce coup-ci, ça ne semblait pas être un bon signe pour son copain, mais il était trop tard pour renoncer.

Comme ils étaient réveillés, ils recommencèrent leurs recherches.

Gilda était furieux de ne pas rencontrer la patrouille. Ils devaient être en train de roupiller quelque part dans la fourgonnette au lieu de faire la ronde. Il décida d’attirer leur attention et balança un moellon qui traînait dans un fossé dans la vitrine d’une agence du Crédit Agricole. Quelques minutes plus tard, la fourgonnette arrivait en faisant hurler sa sirène dans la nuit déserte.

Houmpapa était vraiment terrible. Il avait un pistolet vraiment énorme qu’il pointait dans leur direction avec un rire sadique. Gilda eut vraiment peur pour la première fois.

Mais le chef de la police avait cerné le quartier. Il cria dans son mégaphone depuis le haut de la tour de la gendarmerie pour dire à Gilda :

- Vas-y, débarrasse nous de ce gros porc, tu ne crains rien. J’ai mis des balles à blanc dans son pétard, saute lui dessus.

Houmpapa ne s’attendait pas à ce coup-là. Les deux potes le jetèrent au sol et il fut obligé de demander grâce. Mais les deux autres ne voulaient rien entendre. Ils tirèrent leurs couteaux de chasse de leurs étuis et l’égorgèrent.

Gilda essuya son couteau sur son pantalon et, plein de sang, retourna à la voiture pour se changer. Il mit son plus beau costard, un bleu nuit croisé avec des fines rayures blanches, une chemise violette en soie, et il se pointa aussi sec au bar de nuit d’Ishtar. La radio avait déjà diffusé la nouvelle.

- Je veux que tu sois mon amant, beau gosse, lui dit-elle sans se démonter. J’ai plein de blé. Je te payerais une Porsche métallisée, des Weston, et un duplex sur la zone piétonne. Tu emménageras là-dedans et la moquette sera épaisse comme de la peau d’ours en lycra. Tout le monde va s’écraser devant toi et tu recevras quantité de cadeaux des banquiers et des promoteurs immobiliers. Tes affaires seront cotées en bourse et tu auras des chevaux de course à l’hippodrome pour tricher comme tu voudras.

Mais lui sirotait son scotch bien callé sur son tabouret, impassible :

- Tu veux faire de moi un type riche et respectable, déesse. Tu es le meilleur coup de la ville. Que puis-je vouloir de plus? Mais je sais bien où tu veux en venir. Tu veux me posséder encore plus. Il te faudra des bijoux à 100 sacs, des sacs à main en croco, des robes ridicules de chez les grands couturiers. Et pourquoi je devrais te donner tout ça? Tu ne vaux pas mieux qu’une paire de botte en caoutchouc qui prend l’eau. Tu es comme une villa abandonnée au bord de la mer en hivers, comme un tapis-brosse gorgé de poussière, comme le miel qui colle aux doigts sales, une gourde qui fuit, une paire de pompe qui donne des ampoules. Est-ce que tu as jamais pu garder un amant? Est-ce que tu as pu respecter une seule de tes promesses? Quand t’étais qu’une môme haute comme ça, Mouhad t’aimait. Qu’est-ce qu’il est devenu? Tout le monde se le demande. Combien il y en a qui sont venus vers toi en jouant les caïds et qui se sont retrouvés plumés comme des pigeons. Tu prends un lion, un dur à cuire, et il est cuit. Tous, ils tombent dans ton piège. L’autre qui s’était pointé avec sa moto pleine de chrome, des lunettes de soleil comme un pare-brise d’avion, il a eu vite fait de se retrouver en slip au bord de l’autoroute. Tu lui faisais même boire de l’eau de Vichy devant ses potes! Et le brave comptable, si attentif, si prudent. Celui qui croyait faire de toi une vraie dame. C’est avec l’argent qu’il a piqué dans la caisse de son boss que tu t’es payé cette thurne. Et le jardinier de la ville, le jeune Breton qui était arrivé avec un sac à dos : il t’apportait des fruits et des fleurs tous les jours. Mais tu l’as torturé comme une dealeuse d’héroïne qui veut faire monter les prix. Je sais bien que si je te dis oui, tu vas me bouffer comme les autres.

En entendant ça, Ishtar piqua une colère incroyable. Elle avait les veines du coup gonflées, le front tout blanc et les yeux injectés de sang.

Le lendemain, elle alla voir son père (le chef de la police) et sa mère pour se plaindre de l’insulte. Mais le chef ne leva pas le petit doigt. Il lui dit même qu’elle n’avait que ce qu’elle méritait. Alors elle se mit à errer dans les rues en proférant des menaces :

- Mon père doit envoyer ce maquereau de Gilda en tôle. Ça fait des années qu’il devrait l’avoir fait. S’il ne s’en occupe pas, j’irai séduire le garde des sceaux et il ouvrira les portes des prisons. Les criminels se répandront dans les rues. Ils seront plus nombreux que les honnêtes gens.

Du coup son père, qui la savait capable du pire et qui ne supportait pas le scandale, décida de lâcher tous les condamnés de la centrale sous prétexte d’une amnistie générale, comme ça ce serait fait :

- Mais souviens-toi, dit-il à sa fille, chaque fois qu’on a fait ça, il a fallu prendre des mesures ensuite pour faire fermer tous les bars de nuit. As-tu prévu ça? Est-ce que tu as assez de pognon planqué en Suisse et sur ton compte épargne?
- J’ai pensé à tout, dit Ishtar, j’ai mis du black à gauche depuis dix ans.

La fureur l’avait rendue aussi folle que la lâcheté de son père. Les truands sortirent donc le lendemain matin au petit jour. Ils devaient se précipiter sur Gilda et Djamel aussitôt. Mais quand ils débarquèrent en troupe dans le jardin de leur maison, ils eurent la surprise d’être accueilli par une mitrailleuse embusquée derrière un massif de fleurs. Quand ils firent demi tour pour s’enfuir en laissant sur le terreau du jardin quelques-uns d’entre eux, ils se trouvèrent nez à nez avec les deux costauds armés de mitraillettes. Ils étaient tous morts en moins de deux.

Gilda et Djamel allèrent aussitôt au commissariat pour expliquer les faits.

Ishtar avait observé la bataille depuis un immeuble voisin. Quand elle vit que les truands étaient sur le carreau, elle poussa un cri perçant :

- Malheur à Gilda Mèche, hurlait-elle, à toi qui m’as insultée et qui vient de tuer des hommes par dizaines.

Les voisins qui commençaient à en avoir assez de l’entendre brailler des imprécations dans la rue avaient un sourire en douce. Mais Djamel, en l’entendant, et parce qu’il voulait bien qu’elle sache qu’il avait fait une grosse part du boulot, balança la tête d’un vaincu (qu’il venait de trancher avec son coutelas) dans sa direction :

- Putain ! Je te jure. Je voudrais que tu sois à portée de ma main pour te faire subir le même sort que ce pauvre type. Je t’ouvrirai le ventre et la gorge que tu ne puisses plus jamais crier.

Ishkar avait beau être furieuse, elle ne pouvait rien répondre. Elle voulait prendre en photo les cadavres pour les donner au journal et dénoncer le scandale. Mais elle n’en eu pas le temps car un escadron de l’armée se mit aussitôt à débarrasser les morts en les empilant dans la benne d’un camion. Elle resta donc avec sa barmaid et la tête du type que Djamel lui avait lancé et que les bidasses avaient oublié. Elle le prit par les cheveux et l’engueula en pleurant d’une façon tout à fait dérisoire.


Pendant ce temps-là, les deux autres étaient retournés en ville pour se prendre une bonne cuite et raconter à tout le monde comment ils s’en étaient sortis. Tout le monde se marrait d’ailleurs.

Mais les flics trouvaient tout ça un peu saumâtre. Ils ne supportent pas qu’on fasse leur boulot à leur place.

Quelques jours plus tard, Djamel fit de nouveau un rêve bizarre : il rêva que les flics tenaient une réunion avec des gros pontes de Paris pour savoir si c’était Gilda ou lui qui était responsable du meurtre de Houmpapa et des prisonniers libérés. Il fallait faire un exemple : le plus coupable devrait être condamné et exécuté. La discussion était sérieuse et vive. Ils n’arrivaient pas à se mettre d’accord. Mais le grand ponte de Paris émit un avis :

- Pour moi, dit-il, c’est Gilda le plus coupable. C’est lui qui a lancé le pavé dans la vitrine de la banque.

Quand les autres eurent entendu ça, tout le monde se mit à crier en même temps. Le chahut devint indescriptible. Les flics s’insultaient les uns les autres :

- Pourquoi Gilda, hurlait le Capitaine de la gendarmerie. C’est Djamel qui connaissait Houmpapa. C’est lui le cerveau de toute l’affaire !

- Vraiment, rugissait le commissaire, quel droit avez-vous de dire ça? C’est toi qui m’as conseillé de mettre des balles à blanc dans le revolver.

- Et toi-même répondait l’autre sans plus faire attention à l’entourage, parlons de ton rôle. Tu les as couverts, pour ne pas dire encouragés. Tu es venu plusieurs fois à leur aide.

La querelle s’envenimait. Leurs voix devenaient de plus en plus perçantes et du coup, Djamel se réveilla avant qu’ils aient pu parvenir à trouver une solution.

Il était en nage, anxieux et persuadé que le châtiment allait lui tomber dessus. Il téléphona à Gilda pour lui raconter son rêve. Mais l’autre se mit à lui expliquer que le pire châtiment était pour lui, quoi qu’il puisse arriver :

- Mon pauvre vieux, pleurait-il, tu crois que les flics ne savent pas qu’en s’attaquant à toi ils me font autant de mal qu’en s’en prenant à moi-même? Je te jure que s’ils font ça, je me flingue aussi sec et je vais te rejoindre où tu seras.

Djamel n’arrivait pas à se rendormir. Il virait et se retournait dans tous les sens sans trouver le sommeil. Il se rappelait le temps insouciant où il buvait des Mort Subites avec ses potes Hells Angels. dans les bistros de la périphérie. Il revoyait le rabatteur et la jeune fille si belle, la danseuse qui l’avait emmenée dans la grande brasserie avec sa poitrine comme appât. Il se rappelait aussi la douleur quand la grosse porte en fer s’était claquée sur sa main. C’était la seule blessure dont il eut jamais souffert. Il maudit le rabatteur, la fille et la porte.

Quand le soleil du matin entra par sa fenêtre en glissant lentement sur le mur, il se mit à délirer un peu :

- … Ta vie n’a pas toujours été sombre Djamel, pensait-il ; et il ne savait plus si ce n’était pas le rayon de soleil qui lui murmurait cela, … Ceux que tu maudis sont en vérité comme des rayons de soleil. Si ce rabatteur et cette fille n’avaient pas croisé ta route, tu serais encore en train de boire de la bière et de rester silencieux au milieu d’un troupeau d’analphabètes dans des bistros minables. Alors que maintenant tu dors dans la maison du gros caïd de la ville qui est devenu ton ami. Le meilleur qui soit. Tu manges des steaks de vrai bœuf au lieu de hamburgers et du poisson même pas surgelé…

Djamel se dit enfin que c’était bien le rayon de soleil qui lui parlait, et il se rappela le rabatteur et surtout la fille avec tendresse.

Quelques nuits plus tard, il fut à nouveau dérangé par un songe : un hurlement déchirait la nuit et un vampire tout gris avec une tête de pitbull arriva par sa fenêtre d’on ne sait où et l’enleva dans un vrombissement de moteur. En même temps, il se métamorphosa et des pales d’hélicoptère lui poussèrent sur la tête. Il se trouva complètement semblable au vampire. Il comprit alors qu’il était mort et que Lucifer, roi des Hells Angels, l’emmenait avec sa Harley volante sur la route nationale dont on ne revient jamais. Ils atteignirent bientôt une friche industrielle immense où se déroulait une rave partie plutôt chic.

Il y avait là tous les notables de la ville : le maire, le chef de la police, les gros entrepreneurs et les patrons de boîtes de nuit.Ils étaient tous ridiculement attifés, avec des tenues de drag queens ou des accessoires sado-masochistes.Ils se nourrissaient de substances visqueuses de couleurs vives et se désaltéraient dans des boîtes de conserve qui semblaient contenir des substances toxiques comme des décapants à peinture, du Dégrip'four ou de la peinture antirouille. La reine de la soirée était une créature pulpeuse à demi nue qui trônait au centre de la fête avec sa compagne accroupie près d’elle, la tête voluptueusement posée sur sa cuisse.

Elles regardaient toutes deux des vidéos, résumé de la vie de chaque personne qui passait devant elles avant de pénétrer dans une salle rouge et sombre d’où provenait d’horribles fracas de machines. Et elles riaient, riaient…

En se réveillant, Djamel passa un coup de fil à Gilda pour lui raconter ça. Tous les deux étaient maintenant persuadés que celui qui allait mourir était clairement désigné.

Djamel ne pouvait plus se lever. Il avait la tête lourde, la langue pâteuse et ses yeux ne supportaient plus la lumière du jour. Le moindre bruit résonnait dans sa tête comme une explosion. Il était tellement déprimé qu’il passa neuf jour sans pouvoir quitter son lit. De plus en plus sale, de plus en plus faible, de plus en plus déprimé, de plus en plus en proie à des hallucinations terrifiantes.

Gilda Mèche venait le voir chaque jour avec de la bière :

- Djamel, lui disait-il, tu étais mon pote. Nous avons fait les pires conneries tous les deux. Avec toi je n’avais peur de rien. Ni des flics, ni des frères et des pères des filles que nous avons droguées, ni des maris trompés, ni des petits malins qui voulaient prendre notre place. On s’est mesuré avec des bandes de furieux, des fous bourrés d’amphétamines, des clochards affamés n’ayant plus rien à perdre, des rois du karaté, des cinglés de la gâchette. Tout ça pour qu’aujourd’hui tu ne saches plus rien faire d’autre que dormir ou être traversé de visions terrifiantes.

Mais pendant qu’il se lamentait ainsi, il se rendit compte que son copain ne bougeait plus du tout, ne réagissait vraiment plus à rien. Il posa la main sur son cœur : il était caput, mort pour de bon, les yeux tout ronds et bien écarquillés.

Gilda lui ferma les yeux.

Il marchait de long en large en pleurant bruyamment, puis se jetait sur lui pour l’embrasser en inondant de larmes son visage blême. On aurait dit qu’il avait perdu sa mère, ou sa fiancée, ou qu’un voyou venait de lui voler sa bagnole.

Il resta toute la nuit à veiller son ami. Il le vit devenir tout raide, puis tout gris et très vilain :

- Ça y est, j’ai vu la mort. Ça me fiche une pétoche du tonnerre, se disait-il. Moi aussi un jour, je deviendrais comme ça !.


Il cogita toute la nuit. Mais au petit matin, il avait pris une grande résolution. Il avait entendu parler d’un endroit, très loin où, paraît-il, vivait un vieux type, une sorte de baba cool qui savait échapper à la mort. Son nom de guerre était piqué dans un bouquin indou et était imprononçable.

Mais peu importent, il avait décidé de se mettre à sa recherche et d’apprendre de lui le secret de l’immortalité.

Malgré le manque de sommeil et la lourdeur de sa tête due au grand nombre de bières qu’il avait bues pour noyer son chagrin, il se mit en route dès le soleil levé. Il marcha dans les rues pendant très longtemps, peut-être une demi-heure ou plus.

Il arriva à la sortie de la ville, là où commencent les labours et les bosquets d’arbres. Il vit devant lui une grande caserne militaire. Deux miradors très hauts touchaient le ciel et le soleil, et un mur d’enceinte noir surmonté de barbelés longeait la route. Il arriva devant une grille gardée par deux plantons casqués, immobiles et armés de pistolets-mitrailleurs.

Il avait peur. Les deux types étaient complètement immobiles et raides et l’on ne pouvait vraiment pas deviner ce qu’ils pensaient. Mais il se reprit et s’avança courageusement.

Quand ils le virent ainsi s’approcher sans crainte, les gardes comprirent qu’ils n’avaient pas affaire à n’importe qui et ils lui demandèrent :

- Eh ! où tu vas toi?”, sans changer leur posture pour autant.

Gilda leur demanda si le vieux qui savait comment échapper à la mort habitait dans le coin.

- On ne sait pas répondit un des gardes. Nous on garde cette entrée qui est celle des officiers. Personne d’autre n’a le droit de s’y pointer. Si tu entres là, tu risques de sérieux emmerdes. Mais pour te dire la vérité, on est plutôt là pour empêcher les gars de sortir. Parce que là-dedans, il n’y a pas grand-chose d’intéressant pour un type comme toi. C’est sale, on fait des exercices dangereux, et l’on est très mal payés.

- Je m’en fous, répondit Gilda, je veux voir si le type que je cherche est là-dedans.

Les gardes haussèrent les épaules et ils le laissèrent passer.

Gilda avançait dans un grand chemin, large et droit, couvert de poussière blanche. Quelques bâtiments bas étaient alignés assez loin. Sinon tout était désert et semblait abandonné. Il marcha un moment puis tourna derrière le premier bâtiment.

C’était incroyable !

Il y avait là un jardin, magnifique, avec des voitures blindées et des chars, des jeeps alignées, un hélicoptère au repos, et une très jolie chenillette verte ornée d’un canon plus long qu’elle. Il y avait deux carrés de pelouse, deux ou trois arbres et un monument en forme de phallus entouré de chaînes portées par des obus en ciment.

Mais une voix sembla tomber du ciel. En fait elle venait d’un haut-parleur accroché au sommet du toit du baraquement :

- Ola, Gilda, ça te plait ici n’est-ce pas? Si tu veux rester c’est facile. On a besoin de types comme toi dans la légion. Ne réfléchis pas trop, accepte. Tu ne trouveras jamais le vieux ni la vie éternelle. La meilleure vie, c’est la nôtre. Signe et tes soucis sont terminés. Plus besoin de te poser des questions.

Ça résonnait drôlement dans les baraques désertes. Mais au lieu de s’arrêter, Gilda continua de marcher dans la poussière et il laissa derrière lui le morceau de jardin.

Il se dirigea vers une grande maison avec des coins en pierre de deux couleurs alternées qui était évidemment une sorte d’auberge. Mais quand il arriva devant l’entrée, on lui claqua la porte au nez. Il se mit en colère et cria pour qu’on lui ouvre. Un type en treillis vert, la clope au bec, se mit à la fenêtre. Quand Gilda expliqua ce qui l’amenait et dit qu’il était fatigué, après avoir discuté un peu avec d’autres types qui riaient à l’intérieur, il lui ouvrit la porte.

Les types étaient plutôt sympas. Ils lui offrirent de la bière et Gilda se sentait mieux. Ils lui demandèrent de raconter ce qu’il voulait plusieurs fois. Ils se tapaient sur les cuisses en rigolant :

- Tu ne trouveras jamais la vie éternelle, lui disaient-ils, pour les types comme nous, il n’y a que la mort qui vaille la peine d’être vécue. On ne devient jamais académiciens nous autres, alors arrête de te prendre la tête, bois, ris, sois joyeux. Pour le reste, tu verras ça plus tard.

Mais Gilda ne voulait rien entendre, d’autant que la bière lui avait redonné du courage. Il continuait obstinément à demander la route pour rejoindre le vieux baba cool.

- Tu as de la chance, il habite au quartier général, fini par lui dire le type en treillis. Il y a justement ici le Sergent Hourras qui doit porter un message là-bas ce soir. Peut-être qu’il voudra bien t’emmener avec lui. Mais tu dois savoir que pour aller là-bas, c’est très risqué. Il faut traverser des zones infestées par les terroristes et c’est la mort qui rode par là.

Le Sergent accepta pourtant de l’emmener :

- Mais il y a une condition, dit-il, tu ne dois pas toucher au matériel. Et puis tu devras conduire à ma place. Prends des amphétamines car le voyage sera long.

Ils roulèrent pendant des heures, et arrivés au sommet d’une côte, le camion tomba en panne d’essence. Mais Gilda réussit à le pousser dans la descente. En bas de la côte, le vieux type attendait. Il les vit arriver de loin. Il pensa que le camion avait un problème car il n’entendait pas de bruit de moteur.

Le Sergent qui avait dormi pendant tout le trajet se réveilla et présenta Gilda au vieil homme:

- C’est un type qui veut que tu lui apprennes à devenir immortel”, dit-il seulement.

- Mon gaillard, lui dit le vieil homme, ce que tu cherches tu ne le trouveras jamais. Car sur cette terre, rien n’est éternel, sauf le fait que tout change tout le temps justement. Ce que tu as aujourd’hui, d’autres l’auront demain. Il y a des guerres, on meurt, puis d’autres naissent et ainsi de suite. La rivière déborde, puis c’est la sécheresse. C’est comme ça. Tu es heureux avec une femme et elle te quitte. Une fois tu réussis un plat de pommes de terre et le coup d’après tu rates…

- OK, répondit Gilda que le vieux type commençait déjà à fatiguer, mais toi, tu es un mortel comme moi. Comment ça se fait que tu as découvert comment devenir éternel ?

Le vieux type leva les yeux au ciel et l’on aurait dit qu’il voyait défiler devant ses yeux toutes ses années passées. Enfin, après un long silence, il sourit :

- Gilda, je vais te confier un secret. C’est un secret très précieux et très sacré. Personne ne le connaît, sauf moi et le général.

Il lui raconta comment il avait fait l’Indochine, l’Algérie et diverses autres guerres pour des petits patrons africains. Il raconta les déluges de fer et de feu, les tortures et comment les rudes hommes du désert pleuraient comme des enfants, comment les “faces de citron” étaient cruelles et comment il avait été fait prisonnier, comment il s’était évadé, comment il avait sauté sur une mine et s’en était sorti sans une égratignure (sans une égratignure, criant-il en riant).Etc.

Il raconta comment il était resté dans la jungle dans une cabane de bambou à manger des verres de terre et à boire de l’eau croupie pendant des jours et des jours, avec tous les détails. Puis il avait construit un radeau et s’était laissé porter par l’océan pendant des jours et des nuits encore. Enfin, il avait vu une île. Mais elle était loin de tout et il ne pouvait pas en repartir. Il avait emmené avec lui une femme. Une belle petite putain jaune jeune et silencieuse. Et puis ils avaient eu un enfant ou deux, il ne se rappelait plus très bien car le scorbut et les piqûres de mouches lui avaient fait perdre un peu la mémoire.

Enfin, sa petite putain avait fabriqué une sorte de bateau avec des bois morts, calfaté avec des résines d’arbres exotiques. Ils étaient tous montés dedans, lui, la fille et des animaux qui n’étaient pas farouches et qui étaient bons à manger. Les vents les avaient pris, et ils avaient dérivé encore des jours et des jours. Il avait tout à fait perdu l’esprit.

Quand il s’était réveillé, il était là où il se trouvait aujourd’hui.

Le vieil homme avait parlé pendant longtemps et après avoir essayé de lui couper la parole deux ou trois fois sans succès, le Sergent s’était rendormi.

Gilda avait compris depuis longtemps que le vieil homme n’avait aucun secret, ou bien que l’éternité était une chose beaucoup trop ennuyeuse pour lui, et il ne cherchait plus qu’une excuse pour se sauver. Il était devenu immortel par coup de bol et c’est tout. Il ne possédait aucune science mystérieuse, c’était juste un vieil emmerdeur de la pire espèce. Le chef de la police avait raison, les gardiens de la caserne avaient raison, le Sergent avait raison, le type en treillis aussi. Il ne trouverait jamais.

Le vieil homme le regarda. Il avait vu que Gilda ne l’écoutait plus et il avait arrêté son histoire abracadabrante :

- Dis donc toi, dit-il gentiment à Gilda, tu es crevé. Tu as trop tiré sur la corde. Il faut que tu roupilles un bon coup. Reste ici quelques jours.

Mais Gilda dormait déjà.

- Tu vois, dit le vieux au Sergent qui baillait, ce type veut devenir immortel et il n’est même pas foutu de se passer de sommeil. Quand il se réveillera, il prétendra qu’il est en pleine forme et qu’il n’a presque pas dormi. Tous des menteurs. Mais il faut qu’on lui montre comme il est faible. Tu vas faire cuire un plat chaque jour et quand il se réveillera, il les trouvera tous auprès de lui. Le premier sera presque pourri. Alors il ne pourra pas nier qu’il a dormi longtemps.

Mais le Sergent lui répondit :

- T’es vraiment cinglé mon pauvre vieux, t’as qu’à les faire cuire toi-même tes trucs dégueulasses.

Et il se leva pour partir.

Mais le vieux alla à la cantine et il déposa chaque jour un plat près de Gilda qui récupérait à fond après tous les excès de bringue qu’il avait fait ces jours derniers. En se réveillant, il dit au vieux :

- Alors, à peine je ferme les yeux et déjà tu me réveilles pour me seriner tes salades !

Mais le vieux lui fit voir les plats. Le dernier était encore fumant, celui de la veille déjà tout sec et celui de deux jours avant commençait à se couvrir de moisissures. Gilda dû bien reconnaître qu’il avait dormi plusieurs jours. Le vieux lui conseilla alors de prendre une bonne douche froide et de se préparer à déguerpir car il l’avait assez vu.

Mais le Sergent qui passait par là dit au vieux :

- Merde, il s’est donné du mal pour venir te voir, tu pourrais quand même lui donner quelque chose, au moins un bon conseil, pour qu’il ne recommence pas de nouveau ses conneries. C’est à ça que ça sert les vieux, non?.

Alors, tout imbu de son importante mission, le vieux dit à Gilda :

- Si tu vas au bar-tabac, de Simone près de la grosse église moderne qu’on voit là-bas, bois un coup de sa gnole maison à ma santé. Rien de tel pour trouver une seconde jeunesse. Crois- moi, c’est un vrai secret ce coup-ci. J’en ai fait l’expérience.

Il alla chez Simone et goûta une étrange mixture à base de plantes qui piquait la langue. Le Sergent était venu avec lui et après quatre ou cinq verres, il lui dit :

- T’as vu que le vieux ne raconte pas que des conneries. Tu goûtes à ça et tu fais un nouveau pacte avec la vie mon pote.

Du coup Gilda acheta une pleine caisse de gnôle pour la ramener en ville et la faire goûter à tout le monde. “ Je vais me faire un blé du tonnerre en vendant ça dans les bars. Je n’aurais pas subi tout ce merdier pour rien”.

Ils reprirent en titubant le chemin de la ville avec le Sergent. Mais dans leur ivresse, ils se trompèrent de route et se retrouvèrent dans la campagne près d’un ruisseau. Gilda voulait se baigner et le Sergent le laissa tomber en râlant que :

-…Les bleus ne pensent qu’à s’amuser, qu’il avait du boulot lui…, et des tas de trucs dans ce genre.

Gilda se plongea dans l’eau avec délices en laissant sur le bord ses bouteilles et ses vêtements. Un type avec un blouson de sky s’approcha aussitôt et fila avec toutes ses affaires. Gilda sortit de l’eau et se mit à pleurer.

Il en avait, marre, raz le bol, plein le dos. Il se résigna à rentrer à Miers avec un sourd mal de tête et résigné à vivre enfin comme tout le monde. Mais il sentait bien que ce n’était pas gagné d’avance et qu’il risquait bien de finir clodo.

FIN.