(D) - Hum ! Alors ? Où en sommes-nous aujourd’hui?

- J’ai pris conscience de choses très graves cette semaine, Docteur.

(D) - Racontez-moi ça, voulez-vous ?

- Quand j’étais petit, j’étais déjà un singe. Il paraît que c’est le genre de chose qui est irréversible.

(D) - Ah !…

- En revanche, quand j’étais petit, je ne savais pas que j’étais un singe. Je savais juste que j’étais sacré, comme les vaches et comme tous les enfants. Car j’étais un enfant avant tout. Tout le monde s’extasiait lorsque je faisais des galipettes et tout ça.

- …

- Je n’ai eu conscience d’être un animal que plus tard, au contact des Anglais. J’ai appris que j’étais un singe dans des circonstances qui m’ont beaucoup marqué. Comprenez-moi bien. Je n’ai pas voulu vous en parler avant. Tout ça s’est passé cette semaine, vous comprenez ?

(D) - …

- Je savais d’autant moins ce que j’étais que, encore plus petit que petit, j’ai été capturé par un petit d’homme nommé Kangaht Parshing qui m’a mis sur son épaule, attaché par une ficelle. Je l’ai mordu plusieurs fois, mais ensuite il est devenu gentil.

(D) - Hum…

- C’est vrai ! Lui-même, ce petit homme, ne savait pas très bien qu’il était un petit d’homme et nous avons été capturés tous les deux par une vieille dame anglaise nommée Miss Pretty ; bien qu’en vérité, elle soit depuis plusieurs générations laide et ridée comme une guenon. Car ce n’est pas le visage qui est beau chez les guenons, vous savez ?

(D) - …

- Je sais, vous devez trouver que je suis bien confus. C’est pour cela que je viens vous voir Pandi Raabaa. Il faut que vous m’aidiez. Pouvez-vous m’aider à retrouver mon état d’innocence ?

(D) - Docteur, pas Pandi. Dites seulement Docteur …

- Laissez-moi parler. Vous allez mieux comprendre tout à l’heure. Dès que j’évoque le cercle rouge cuivré, je suis envahi par la sensation bizarre d’être brusquement plongé dans l’idiotie la plus crasse. Le monde devient illisible. Je suis confus, quoi. Mais pas confus comme ces gens qui se trouvent gênés lorsqu’ils se rendent compte que ce qu’ils viennent de dire ou de faire les rendent ridicules aux yeux de leur entourage, non. Vous savez bien, moi, lorsqu’on m’embête, je mords. Vous le savez bien n’est-ce pas ? Non, non : confus au sens d’embrouillé : je me mélange les idées, je ne comprends plus la suite logique des événements, je perds le sens de la réalité : toute ma machine est dans un désordre inconcevable.
(D) - C’est du Jean-Jacques Rousseau ça…

- Je continue ?

(D) - …

- Miss Pretty m’a longtemps appelé "Mon Lémurien". Je n’ai jamais su ce que signifiait ce mot. J’ai d’abord cru que j’étais originaire de Lémurie, ou bien que c’était mon type physique, ou bien mon langage, qui me valait ce sobriquet étrange. Je ne saurai jamais ce qu’est un lémurien car c’était une erreur. Peut-être que ce n’est rien au fond.

(D) - …

- Il faut peut-être que j’explique cette histoire ; cette histoire de langue, je veux dire. J’ai toujours parfaitement compris ce que raconte Kangaht Parshing qui s’exprime en tamoul car il vient du sud. Même chose pour l’indi, l’ourdou, le penjàbî, etc. Je comprends également tout ce que dit Miss Pretty qui parle anglais. Vous aussi je comprends ce que vous dites en français. Mais eux ne sont jamais parvenus à apprendre un traître mot de lémurien, enfin de ce que j’ai longtemps cru être du lémurien et qui en fin de compte s’est avéré être du langage de singe basique.

(D) - …

- Est-ce que du fond de ma confusion, je commence à faire apparaître une lumière de compréhension dans votre esprit humain terriblement réfractaire aux langues étrangères ?

(D) - …

- J’ai bien peur que non ! Même entre les différentes langues humaines vous n’arrivez pas à vous entendre, sauf au prix d’un long et difficile apprentissage, n’est-ce pas ? Tandis que nous les singes, nous sommes en communication directe non seulement avec les autres singes, mais aussi avec toutes les autres variétés d’animaux. Je comprends les mangoustes, les crocodiles, les tigres, les éléphants, les chats ; les humains, tout le monde !

(D) - …

- Enfin, c’est comme ça, vous n ‘y pouvez rien. Tout ce que j’ai appris auprès des hommes, c’est la confusion. Je voudrais retrouver mon innocence.

(D) - Hum…

- Bon, je continue. Miss Pretty s’était mis en tête de me présenter au lémurien femelle de Adriadne Oliver, une de ces vieilles dames excentriques de Londres qui écrivent des romans policiers pleins de cadavres. Il a donc fallu se rendre en Angleterre.
Kangaht Parshing et moi avons été expédiés par bateau dans une grande malle en osier. Il nous a fallu faire nos besoins pendant plus d’un mois sans pratiquement que Narundra — un intouchable employé par Miss Pretty — change plus d’une ou deux fois la paille qui nous servait de litière.
Il faut dire que le pauvre Narundra était affligé d’un mal de mer chronique qu’il était obligé de soigner en ingurgitant du whisky du matin au soir.

(D) - …

- Une rude aventure ! Vous n’avez jamais pris le bateau, Docteur ?

(D) - …

- Nous sommes arrivés à Londres en plein hiver. Je me souviendrai toujours de la première impression que j’ai eue lorsque Miss Pretty a soulevé le couvercle de la malle dans son salon. La lumière pénétrant par les fenêtres était d’une nature tout à fait inconnue. Le sol était plus froid que celui d’un temple.
Heureusement, Narendra avait eu le temps de nettoyer le plus gros avant notre descente du bateau. Il avait peur des coups de bâton. Il avait même passé Kangaht Parshing sous une sorte de jet d’eau chaude dans une grande bassine blanche avec des pattes de lion. Pourtant, on puait encore assez fort.

(D) - …

- J’avais honte et je ne voulais pas sortir de la malle en osier. J’ai mordu une dame qui voulait m’attraper. Elle sentait encore plus mauvais que moi. Il y avait une sorte de mousson froide dehors et un drôle de bruit que je n’avais jamais entendu me fichait la trouille comme si c’était le feulement d’un tigre.

(D) - …

- Narandra avec son grand sourire des grands jours a attrapé Kangaht Parshing par l’oreille et l’a obligé à sortir pour se faire voir par les dames anglaises que Miss Pretty avait spécialement invitées.
Entraîné par la ficelle, j’ai été obligé de suivre le mouvement. Kangaht Parshing tremblait de froid et de peur. Moi aussi.

(D) - …

- Il y avait ce bruit du vent qui s’engouffrait dans la cheminée en imitant le feulement du tigre, le crépitement du feu qui envoyait des grosses bouffées de fumée dans la pièce comme la locomotive à vapeur de la ligne du Cachemire. Mais il y avait surtout tous ces bruits comme dans une volière de paons que faisaient les vieilles dames. Vous pouvez vous imaginer comme j’étais abasourdi.

(D) - …

- Et puis j’ai vu ce cercle rouge cuivré comme un soleil couchant sur le Water Tank de Central Ridge. C’était un cul-rouge, vous comprenez ? Un magnifique cul-rouge cuivré, une guenon qui me tournait le dos pour se faire bien voir. C’était la première fois que j’en voyais un, ou une, j’en perds mon latin. J’ai entendu une voix, probablement celle d’Adriadne Oliver qui disait : « Mais ce n’est pas un lémurien ma chère, c’est un singe, comme ma ravissante cul-rouge. J’étais sûre que vous faisiez erreur. Ça ne fait rien. Cela ne fonctionnera que mieux ».

(D) - Hum…

C’est à ce moment-là que j’ai compris que j’étais un singe. Un cul-rouge plus exactement. Je n’avais jamais pensé jusqu’alors à me regarder la partie postérieure dans un miroir. Mais qui le fait ? Vous l’avez déjà fait, vous ?

(D) - Hum…

- Essayez, vous verrez que cela provoque d’étranges découvertes. Par exemple si vous avez une rondelle rouge cuivrée avec deux bosses poilues jaunes, vous êtes immanquablement un cul-rouge comme moi : un mâle. Vous voulez voir ? Si vous n’avez pas les deux bosses, vous êtes une femelle. Autrement, je ne sais pas.

(D) - …

- Bon !

(D) - …

- Cela m’a jeté dans une telle confusion de comprendre tout à la fois que j’étais un singe, que je n’étais plus ni un lémurien, ni un hindou, ni un enfant ; que je n’étais pas sacré, et que je venais de tomber amoureux avec une violence que je n’aurais jamais crue possible.

(D) - …

- J’ai voulu me jeter sur la rondelle rougeoyante séance tenante. Je suis comme ça, vous le savez : impatient, agressif, impudique. Mais les grand-mères ne l’entendaient pas de cette oreille et je me suis retrouvé dans une cage à côté de l’autre singesse. Ils disent guenon, mais moi je n’aime pas ; singesse est beaucoup plus affectueux. Vous dites comment vous ?

(D) - …

- Ils nous avaient mis dans la même pièce, mais chacun dans une cage. De la cruauté pure. À quoi ça sert d’être une bête si on n’a pas le droit d’avoir une sexualité énergique et dépravée ? Et l’autre à côté qui n’arrêtait pas de braquer vers moi sa rondelle rouge cuivrée qui me faisait l’effet d’un truc aphrodisiaque pas possible. En plus elle puait elle aussi, mais d’une façon agréable. Toutes les cinq minutes, je me jetais sur les barreaux de ma cage avec des cris de rage et de désespoir, et elle, elle se roulait par terre en pleurnichant. Elle sentait de plus en plus fort. Bon, je ne veux pas verser dans la pornographie. On nous a libérés quelques instants plus tard et ce qui s’est passé, vous vous en doutez. Mais ça ne vous regarde pas. D’accord ?

(D) - …

Pour revenir vous voir, j’ai refait le voyage dans l’autre sens et je suis rentré dans mon New Delhi natal. Je me suis sauvé et suis tombé amoureux de nombreuses autres fois dans Central Ridge, OK ?

(D) - Vous vous souvenez qu’on est à Meudon ici ?…

- Je n’ai rien compris à cette histoire de fou, vous savez. Je compte sur vous pour m’expliquer. C’est bien votre boulot ? Narendra pendant le voyage de retour a bien essayé de me dire que les vieilles dames avaient fait un pari. Miss Pretty voulait me bouturer avec la belle cul-rouge de Miss Oliver. Elles sont toutes passionnées de jardinage, ces vieilles Anglaises ! Apparemment, elles avaient décidé de se mettre à la zoologie. Vous devez bien savoir de quoi je parle ?

(D) - …

- Est-ce que cela explique bien pourquoi je tombe en état de confusion à chaque fois que je vois un cercle rouge cuivré et qu’il y a le bruit du vent qui s’engouffre dans la cheminée au moins ?

(D) - Hum…En vérité non : ça ne m’explique pas vos états de confusion. Ça sort d'où ce cercle rouge cuivré et ce bruit de vent qui s’engouffre dans la cheminée ?

- Je crois que vous ne suivez pas Docteur.

(D) -…

- C’est malin. Pourquoi vous me parlez sans arrêt ? Je ne sais plus où j’en suis du coup.

(D) - Hum ! Ce n’est pas grave. Reprenons voulez-vous. Il reste encore dix minutes. Vous ne voulez vraiment pas me parler de Madame votre Mère ? Vous lui avez parlé de tout ça ?

-…

(D) - Je vous écoute.