La journée, tout entière, n’a été que fatigues et contrariétés.

On a certains jours des impressions de fatalité, comme si l’univers entier se liguait contre soi ; comme si toutes les choses de la vie étaient animées d’intentions néfastes et comme si la nature elle-même voulait nous faire mal, nous blesser.

Enfin, le soir approche. Le soir est une escale.

La journée de travail terminée, le fardeau de la hiérarchie éloigné, les remontrances ineptes et injustifiées envolées, elle se sent le pas plus léger.

La bourrasque qui tout à l’heure en claquant la porte du bureau a dispersé sur le sol toutes les pièces du dossier Hartmann n’est plus qu’un mauvais souvenir.

Ce chemin du retour est celui de la liberté retrouvée, plus que n’importe quel autre jour. L’enfer, c’est le dossier Hartmann. Ce chemin, c’est la vraie vie, le soleil revenu.

Elle s’en va sur la route, faisant le trajet mille fois parcouru qui la ramène vers la douce caresse du rire de ses enfants.

Ils sont déjà rentrés à l’heure qu’il est. Bériot s’en occupe. Ils doivent goûter et feront bientôt leurs devoirs.

Ce chemin, ce soir, il est plus beau ; l’air y est plus transparent.

Même le nuage sombre qui émerge de la colline revêt des formes extravagantes et se pare de violine et de pourpre splendeur.

Quand elle arrivera, Bériot aura probablement fait la cuisine.

Elle est assise à présent. Elle s’offre, sur le banc de l’arrêt d’autobus, sous l’avant toit de la grande ferme des Bérard, cette pause de dix minutes ; un moment de lecture, d’évasion.

Mais ce jour de printemps est décidemment capricieux et la masse de nuées compromet soudain la fragile sérénité récemment reconquise.

Tout se couvre de plomb. Des gouttes épaisses, portées par de brutales rafales, viennent pointiller l’asphalte. Elle grignote des biscuits en écoutant la pluie sur le zinc des goutières.

Le livre ouvert sur ses genoux murmure dans sa tête.

Mais le texte, abscons, danse ; et les lignes s’entremêlent. L’auteur caracole dans des contrées bizarres. On dirait qu’il répond à des questions sans les avoir au préalable exposées. Elle ne comprend pas ce qu’il lui veut. Sa mauvaise humeur est revenue au galop de l’averse subite. Et elle pense : « A quoi bon se servir des mots, si c’est pour en faire un si piètre usage ? ».

Elle chasse du revers de sa main quelques miettes qui crissent sur le papier. Elle ferme le livre pour regarder à nouveau autour d’elle. La route brille à présent.

Elle sent que sa lecture est injuste, ce qui l’agace davantage encore.

Elle préfère se laisser aller à la contemplation passive du monde, comme si elle était en voyage.

L’ondée s’affaiblit déjà.

L’autobus arrive précédé de ses bruits familiers : changement de régime du moteur et chuintement des pneus. Les phares jaunes surgissent derrière la boulangerie en scintillant dans des gerbes de gouttelettes.

On ne sait plus si l’obscurité soudaine est due à la nuit tombante ou au changement de temps.

La porte s’ouvre dans un cri pneumatique. Elle monte.

Par la vitre, elle voit que des lambeaux de brume grise se déchirent déjà sur le clocher de Saint-Martin, là bas, et qu’un pied de l’arc-en-ciel est revenu, affaibli dans le jour qui décline.

Elle se demande ce que Bériot a bien pu faire à manger.