Tout le monde applaudit. Toi, mon Amour, tu me quittes parce que je bois trop, que je titube un peu. Tu as raison. Je suis hanté par la confusion, par mon amour pour toi. Chaque fois que je monte sur scène, c'est le même monologue intérieur. Je souffre formidablement. J'aime ça.

S'il m'arrivait de mourir en scène, le moment serait toujours venu de prononcer ces mots. Mais en attendant, que dire ? : quelle que soit la pièce, le même texte ; mais avec des paroles différentes.

Avec du recul, j'aurais certainement préféré être menuisier, ébéniste plutôt. Mais je suis devenu cabotin, c'est comme ça.
Au début, j'ai cru que c'était un métier formidable, acteur, comédien ! Je me suis battu comme un chiffonier pour arriver.
Moi, fils de prolo, il me fallait gagner comme un boxeur ; mettre mes poings sur ma vie . Et puis la renommée est venue, et tout s'est affadi. On était une bande au Cours Simon. J'étais le meilleur. “Ça se voit au premier coup d'œil, il est formidable, il ira loin“.
On se rencontre encore parfois avec les autres. Ils ont un peu réussis également pour certains. J'aime bien les gens en fait. J'aime qu'on m'aime, et tu me quittes.
Je monte sur scène bourré. Je ne sais même pas ce que je fais là. Ils sont tous autour de moi à se comporter comme des esclaves. Je suis devenu un automate dominant.
J'aime bien les techniciens et les acteurs qui sont encore frais et tremblants. Je bois des coups avec eux et je les encourage au désespoir (c'est un blague à moi).
Je leur raconte des conneries. Je leur dit que nous faisons un métier merveilleux, qu'ils sont bourrés de talent. Je sais que ça les aide et moi, ça me fait plaisir.
“Il est bourré de talent“, disent les gens du public, les autres acteurs disent “il est bourré“ tout court. Sauf toi qui dit : “tu es bourré de remords“, et tu t'en vas.
Les textes sont enregistrés dans ma matière grise. J'ai travaillé pour devenir ce pantin. Maintenant, quelque part en moi je pose le saphir, le diamant sur le microsillon de la mémoire et le texte et là.
Je n'ai même pas besoin d'écouter, je le sais.
Je le déclame aujourd'hui, demain, et puis demain, et puis demain. A présent je suis tranquille, détaché, je dirais presque desséché. Tous les événements glissent à petits pas d’un jour à l’autre. Je n'ai plus rien à prouver depuis longtemps. Je suis célèbre, et même riche, avec le cinéma. Je suis l'acteur par excellence mais j'ai un ventre énorme.
Je connais chaque truc, je sais utiliser chaque élément de mon corps, mon visage, ma voix. Je chante et je danse comme à vingt ans —c'est à dire plutôt mal en vérité— bien que j'en ai plus de cinquante.
Dans les spectacles qui autorisent les improvisations, je suis le roi du lazzi. Mes interjections vulgaires et hors de propos sont si drôles que je suis capable de faire rire au larmes un Ministre de la Culture en exercice assis au premier rang. Mais toi, mes blagues te font lever les yeux au ciel.
Je bois pour trouver un succédané d’exaltation, pour ressentir un peu de fougue. Tous ces textes, une fois dits, je ne m'en souviens même plus.
Je dis Shakespeare mais je pense “j'expire“.

“jusqu’à la dernière syllabe du registre des temps ;
Et tous nos hiers n’ont fait qu’éclairer pour des fous
La route de la mort poussiéreuse.
Éteins-toi, éteins-toi, brève chandelle !
La vie n’est qu’une ombre errante ; un pauvre acteur
Qui se pavane et s’agite une heure sur la scène
Et qu’ensuite on n’entend plus

C'est qu'il en faut du courage et de la rage pour apparaître presque nu dans la lumière. Se laisser dévorer par la foule insatiable.
L'alcool vibre en moi, heureusement, et les pensées habituelles se déroulent dans ma tête pendant que tout le reste de mon corps remplit le contrat, justifie le montant de mon cachet.
J'ai tendance à en faire de moins en moins, a rester souvent immobile. Mon corps inerte, le texte coule de ma bouche, et mes partenaires tournent autour de moi avec les décors.
Et pendant que coule les mots de ma bouche, que ronronnent les caméras, que brillent de mille feux les éclairages qui font fondre le fard, pendant que la maquilleuse (j'adore les maquilleuses) me chatouille avec son gros pinceau en me disant “…bouges pas, voilà, c'est bon…“, moi je pense à tout autre chose : c'est quoi du ciment par exemple ? Une sorte de pierre ? J'aurais peut-être dû être maçon.
“Si j'étais un charpentier, si tu t'appelais Marie !“
Ton absence à fait grandir en moi une fâcheuse tendance, suicidaire, auto destructrice.
A part sur scène où je reste impassible, hors champs, je dis n'importe quoi sur n'importe quel sujet : politique, religion, philosophie.
En réalité, je ne comprends rien à tout cela. Le monde est une farce, …c'est une histoire. Racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur,. Et qui ne signifie rien.
Un fantasme me hante : monter sur scène, baisser mon pantalon, dire “elle m'a quitté, je suis bourré, je meurs“.
Et mourir.
Mais je suis trop lâche. C'est inutile. C'est vain.
Je ne suis qu'un acteur : je ne saurais pas mourir vraiment.
Dans ma glace, je vois un vieux type gras et laid.
A quoi tient ma grâce ? Tu m'aimais. Je ne me lave plus.

Je ne m'aime pas.

Merci à Shakespeare qui m'a prêté quelques uns de mes mille maux. [ Le texte est ici|http://www.lettresvolees.fr/beckett/documents/Macbeth.pdf]

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