Salut mon Oncle,

aujourd’hui, je vais te raconter une aventure un peu spéciale qui vient de m’arriver. C’est bien les mails pour ça. On peut raconter tout de suite pendant que c’est frais, ou chaud ; à choix.

Il faut que je te dise d’abord que depuis que je ne suis plus avec Nadine, je me suis remis à boire sec. Comme quand on partageait un appart à Clermont-Ferrand tous les deux. Tu te rappelles ?

Putain, la belle époque !

J’ai jamais vomi. On avait la forme. Il faut dire qu’on était jeunes et entraînés.

Bon, je me murge consciencieusement tous les soirs en sortant du boulot si tu veux savoir.

Je retourne dans le bistrot où j’allais avant.

Mes potes sont tous encore là. Cinq ans après tu te rends compte ! Je ne le croyais pas ! Les mêmes numéros ; toujours aussi cons ! Les mêmes blagues, les mêmes raisonnements foireux. J’ai l’impression que je les ai vus la veille. Eux, on dirait qu’ils ne se sont même pas rendu compte que j’avais disparu. Il y a des endroits comme ça, où la réalité à une épaisseur particulière. Il y a de la permanence, de la constance ; non, de la persévérance on dit, je crois.

Je chine aussi.

Quand je rentre bourré et tout seul — ce qui est toujours le cas — je ne peux pas m’empêcher de fouiller les poubelles. Je traverse un quartier où les gens sortent les encombrants tous les jours. C’est interdit, mais ils s’en foutent. Il y en a un qui a tué une vieille un jour en balançant une vieille machine à laver par la fenêtre.

Moi, ça fait mon bonheur.

Je farfouille, et c’est bien rare que je ne trouve pas quelque chose. Ce soir par exemple, j’ai trouvé une lampe en cuivre. Tu sais un machin qu’on achète pas cher du tout à Maisons du Monde ; un truc oriental en ferraille dorée. Elle était un peu abîmée, sale, avec des cabosses et une myriade de petites taches de peinture jaune pâle sur un côté. Mais je me suis dit que j’arriverai bien à en faire quelque chose.

Et puis à ce prix-là !

Là, maintenant, juste que je t’écris, je suis rentré atome.

Il était dans les onze heures trente ou onze heures et demie, tout à l’heure quand je suis arrivé. Pas si tard que ça en fait. J’ai eu un coup de fatigue après le pastis à jeun. Mais maintenant que j’ai pris un peu l’air, je me sens moins mal du tout.

J’ai ouvert une boîte de pilchard au vin blanc que j’ai avalée avec un vieux morceau de pain bien sec. Je me suis aussi tapé une bonne bière : ça fait redescendre ; c’est toi qui me l’a appris.

À l’heure qu’il est maintenant, il n’est pas plus de minuit dix à la pendule murale de ma cuisine qui vient de se remettre à marcher miraculeusement tout à l’heure.

Avant que tu commences à te moquer de moi, je veux te dire que ce que je vais te raconter maintenant, moi non plus je n’en crois pas un mot.

Et pourtant ça vient de m’arriver, juste là tout à l’heure.

Ça m’est arrivé à moi, avec mes yeux, mes mains, mes pieds ; tout. Je suis un peu pété c’est vrai, mais j’ai les preuves sous les yeux. Tiens attends-moi une minute, je vais me reprendre une petite bière, puisque j’en ai plein le frigo.

Je reprends.

En rentrant tout à l’heure, à part manger un bout, je voulais essayer de nettoyer un peu ma petite trouvaille qui me rendait tout content. Cette petite lampe là.

Il y a un truc qui ne s’est pas arrangé non plus chez moi depuis qu’il n’y a plus Nadine, c’est le rangement et le ménage. Ça n’était déjà pas terrible, soit. Mais maintenant, c’est devenu carrément le Bronx.

Je te passe les détails.

Alors j’ai un peu poussé tout le merdier sur la table de la cuisine pour dégager un petit espace, genre piste d’atterrissage dans la jungle vite fait au bulldozer dans un film d’Howard Hawks ; tu vois?

J’ai empilé encore un peu plus les assiettes sales et les bols de petit déjeuner avec des fonds de café et des sachets de thé usagés ; avec des croûtes de fromage et des noyaux de pêche dedans. Je mets tout ça les uns sur les autres. Ça fait genre pont de la rivière Kwaî. C’est bien chauffé chez moi.

J’ai même dû pousser les pluches de patates que Nadine à laissées en partant il y a plus d’un mois. C’est quand même pas à moi de les porter à la poubelle ! Moi qui n’ai jamais épluché de patates de ma vie. Je déteste ça.

Elle est dégueulasse Nadine. Elle a laissé des trucs partout.

Des boîtes de thé entamées, des nouilles dans une casserole sur la gazinière — pleines de moisi — des tampax dans les WC, des fringues sales mélangées avec les miennes dans la salle de bain. Ça déborde jusque dans le couloir. Pas terrible comme souvenirs ! Je ne te parle même pas des caisses de bouquins tout pourris, des posters jaunis et déchirés, des sous-verres cassés avec des cartes postales graisseuses dedans, une casserole avec de la cire à épiler à côté du lit. Plein d’autres trucs.

Vu que moi j’ai pas mal de merdier aussi et que j’en ramène un peu tous les soirs, je te laisse imaginer.

Une fois que j’ai eu dégagé mon petit bout de formica, j’ai posé un journal de petites annonces tout neuf dessus parce que c’était visqueux et j’aime bien travailler sur du propre.

Je garde tous les prospectus et les journaux que je trouve dans la boîte aux lettres. Il y en a plein le couloir, à côté des poubelles à descendre.

En vérité j’en ai un peu trop. En plus, Nadine, elle récupérait des journaux de mode chez des copines. “Elle”, “Marie-Claire”, toutes ces conneries. Elle en avait amené plein. Des vieux tout écornés comme il y a dans les salles d’attente de médecins. Elle voulait faire des collages avec. Total, ils sont restés là dans mon couloir.

Comme si je n’avais pas déjà assez de bordel.

J’ai mis ma petite lampe en cuivre doré sur mon espace de travail et avec l’opinel qui était dans les pluches et que j’ai essuyé avec un bout de sopalin usagé qui traînait, j’ai commencé à gratter la peinture.

La première tache, j’ai eu du bol : elle s’est décollée d’un seul coup en faisant apparaître sous elle un joli petit rond de brillant. Il faut dire que j’avais pris la plus grosse tache, une bien ronde, ventrue. Avec la pointe du couteau, j’ai pu la soulever facilement.

Mais pour la deuxième, ça s’est tout de suite mal passé : la pointe a dérapé sur le métal et elle à fait une vilaine rayure. La tache s’est à peine écornée. Ça m’a découragé. J’ai compris que c’était un travail de romain.

Je me suis dit que peut-être ce serait plus facile si la lampe était propre et brillante.

Alors je suis allé chercher le Mirror et un chiffon pour les godasses. J’ai bien une réserve de vieux tee-shirts et de draps déchirés pas possible quelque part, mais je ne la retrouve jamais. C’est comme les sacs en plastique : je n’en jette jamais un seul et, quand j’en cherche un, je ne trouve jamais ce qui me faut.

Bon, je me sers toujours du même chiffon : pour le cirage ; pour le bricolage ; pour essuyer la poussière ; le gras. Je sais toujours où il est celui-là. Il est devenu tout dur par endroits et je ne sais plus de quelle couleur il était au début. Mais je m’y suis habitué. C’est comme un vieil outil que j’aime bien.

Pour le Mirror, j’ai galéré un peu, mais je me suis souvenu que la dernière fois que je m’en étais servi c’était par terre dans les WC. Je l’ai retrouvé du premier coup, derrière la cuvette.

Je me suis ouvert une autre canette de bière pour être bien confortable comme il faut avant de bosser.

J’ai frotté. Mais le moins qu’on puisse dire c’est que ce n’est pas le produit miracle ce machin. Je ne sais pas pourquoi, je place toujours de grands espoirs dans le Mirror pour la restauration des cuivres. Mais en fait, à part me faire des taches noirâtres sur le pantalon, je n’arrive pas à grand chose. Pourtant j’ai essayé de frotter fort.

Mais j’ai été distrait avant d’avoir réussi à rendre un peu d’éclat au machin.

D’un seul coup, il est devenu tout chaud. Tellement chaud que j’ai été obligé de le lâcher et qu’il est tombé par terre avec un bruit de casserole.

J’ai vu une sorte de petite fumée un peu violette qui sortait par un trou de la carlingue où on met le pétrole.

Et puis tout d’un coup, il y avait un vieil Arabe dans la cuisine. Tu sais genre qui bosse à l’usine, avec une veste grise démodée en synthétique et un futal qui tirebouchonne sur les godasses.

- Salut mon z’ami, qu’il m’a dit.

Je me suis demandé comment il était entré chez moi comme ça en pleine nuit.

Je ne me sentais pas si bourré que ça quand même.

Mais comme il avait l’air sympa, je ne me suis pas trop formalisé et je lui ai demandé ce qu’il voulait.

- Ben, c’est à toi qui faut demander mon z’ami. Moi, ji suis li génie de la lampe. Ti fais trois vœux et pis j’mi casse.

- Mais, je voudrais bien savoir qui tu es et comment tu es arrivé là ?

- Fi gaffe. Ça compte. T’as droit qu’a trois. Celui -ci, c’est ton premier vœux. Je m’appelle Aladin. Ji sais. C’est toi qui devrais t’appeler Aladin. Mais c’est un zazard. Mon nom est Aladin et pi ci tout. Je me suis retrouvé dans la lampe à cause d’un pari avec les copains à St-Sigolène où je bosse. J’avais parié qu’on dit « exturdage de plastik ». En fait c’est « extrudage ». C’est un procédé pour le fromage des plastiks. Pour faire les sacs des supermarchés. T’as compris ? Heureusement mon z’ami, t’as frotté dessus avec le chiffon qui pue. Maintenant je suis libre.

J’étais un peu étonné et sur le moment j’ai pas trop sû quoi lui dire.

- Fi gaffe mon z’ami, t’as plus que deux vœux. Alors, faut demander des trucs qui valent le coup : la fortune, li bonheur, l’amour, etc. Sinon tu vas te retrouver comme un con avec rien di tout.

Je trouvais ça marrant son truc. C’était un bon acteur le mec. L’accent arabe plus vrai que nature, la belle gueule burinée que si tu lui mets un burnou tu crois voir un prince du désert ; tout.

Minuit dans ma cuisine, le coup des trois vœux. Comme dans un conte de fée. Ça surprend tu comprends?

J’ai dit :

- Elle est où l’endoffe ? C’est une promo pour un livreur de pizza ? Une blague de mes copains de la poste ? Une nouvelle forme de théâtre d’avant garde à domicile ? Tu bosses pour qui au juste ?

- Ti gentil mon z’ami.Mais ci pas ça la règle du jeu : ti fi trois vœux, pi j’me casse ; ci ça la règle du jeu. T’as jamais entendu parler ? Profite z’en. Sérieux. Je suis le dernier génie encore en activité. La mère Bettancourt, c’est moi. Nicolas le petit, c’est moi : le pouvoir, la grosse montre, la gonzesse. Il n’a pas perdu son temps lui !

- Bon, d’accord. Mais je voudrais que tu prouves ce que tu dis, j’ai répondu. Parce que son truc me paraissait quand même louche et que ce n'est pas à un vieux singe comme moi qu’on apprend à faire des grimaces.

- Ti gentil mon z’ami. Mi t’i con. Ça compte aussi ce coup-là. Bon, je te l’prouve : tu vois le bordel dans ta cuisine ? Ci pas possible d’il ranger en une seconde comme elle faisait ma sorcière bien aimée à la télé. Ben moi si ! J’li fait : paf.

Putain mon Oncle. J’en suis resté comme deux ronds de flan. Tu verrais ma cuisine ! Tout est propre, tout est rangé, tout est réparé, tout est repeint à neuf. Un truc de ouf ! Même la lampe qu’a plus de cabosses, plus de taches de peinture ; et qui brille.

- Alors ti vois, qu’il m’a dit le gonze. Ci pas une preuve ça ? Fi gaffe, t’as plus qu’un vœux maintenant. Fi pas le con. Dimande un truc bien comme i faut.

J’étais tellement éberlué par ma nouvelle cuisine que je ne savais pas quoi dire. C’est dingue. Tu sais comme je suis ?

Tu te souviens de la boîte de Banania en ferraille un peu rouillée que j’ai raté d’acheter chez un brocanteur parce que je la trouvais trop cher a six Euros.

Depuis, j’y pense souvent. Je la regrette.

Eh bien, sur mon étagère, juste sous les yeux, j’avais une vieille boîte de Banania en carton qui venait de se transformer en belle boîte jaune toute neuve. Et la première idée qui m’a traversé l’esprit c’est que si j’avais acheté la vieille en ferraille ce jour-là, à l’instant présent elle aurait été là, à cette place sur mon étagère, et en état de super collection.

C’est con hein ? Mais c’est à ça que j’ai pensé à ce moment-là et à rien d’autre. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui demander :

- Tu vois ce que c’est la boîte de Banania de collection que j’ai raté d’acheter un jour ?

Il m’a répondu :

- Videmment que j’vois mon z’ami. J’vois tout. Mais où ti veux en venir ?

- Tu pourrais me la faire avoir ?

Ben tu me crois si tu veux mon Oncle, mais le type, il s’est fâché :

- Mon z’ami, t’es le plus con des cons que ji jamais vu. Ils sont tous tellement cons qu’ils ne pensent jamais à demander de devenir malins. Mais toi, c’est le cocotier ! Ti m’innerve. J’aurais dû te le nettoyer en entier ton appartement digueulasse si j’avais su !

Ji pas pensé que ti serais si tellement con que ça !

Aller, je te file ta boîte pourrie pis jeum' casse. Salut mon z’ami.

Il s’est levé et il est sorti par la porte comme tout le monde. Il a allumé la lumière dans l’escalier et il est parti en rouspétant dans sa barbe de mal rasé “Il est con ce type là. C’est le plus con que j’i jamais vu. Mais quel con, quel con…”

J’ai entendu qu’il s’empiergeait dans les poubelles en bas à cause de l’ampoule qu’est grillée depuis des mois.

J’étais content d’être débarrassé de lui parce que j’ai beau être gentil et pas raciste, un type qui me traite de con comme ça sans arrêt, ça ne me plait pas.

Je suis allé dans le frigo prendre une autre bière. J’ai remarqué que le bruit du moteur a disparu, que la poignée fonctionne de nouveau et que le joint magnétique est nickel, ce qui fait qu’il faut tirer bien fort pour ouvrir. J’ai trouvé un pack de bières tout neuf même pas entamé. L’ouvre-bouteille n’est plus cassé et ne blesse plus la main. La crasse empilée dans la fente de la lame a disparu et la lame est raccommodée. Même moi je me sens moins bourré.

Non, décidemment la cuisine est nickel jusque dans ses moindres recoins. La lampe est là toute seule, réparée, bien brillante sur la table en formica vert étincelant de la table qui s’est recollé comme par miracle.

À côté il y a la boîte de Banania — toute vieille et cabossée parce que j’ai oublié de préciser que je l’aurais voulu en état collection. Enfin, c’est mieux que rien.

Du coup, je n’ai plus rien à faire. C'est pour ça que je t'écris. C'est une belle soirée quand même.

J’ai voulu aller regarder la télé dans ma chambre. Mais elle est toujours en panne. Ce faignant de génie n’a même pas pris la peine de faire tout l’appartement.

Bon, je ne vais pas me plaindre : la cuisine c’est mieux que rien.

Quand même, je n’ai pas encore complètement sommeil, et c’est pour ça que je me suis dit qu’il fallait que je te raconte ça a chaud. C’est ce qui est super avec les mails.

Bien entendu, je n’y crois pas à cette histoire de génie, je te connais. Moi non plus je n’y crois pas. Mais ma cuisine est impeccable quand même. Ce n’est certainement pas moi qui ai fait ça en rentrant ce soir, je veux dire un ménage pareil. Et puis la vieille boîte de Banania, hein ! Elle sort de où ?

J’ai qu’a regarder autour de moi pour savoir que c’est quand même vrai ce que je te raconte. Il a même pensé à réparer la porte du placard qui pendouillait !

Bon, sur ce, il faut que j’aille me mettre dans les étoiles. Je suis de brigade demain matin.

Bonne nuit mon Oncle et surtout, explique-moi où je n'ai pas compris quelque chose. Je suis troublé. Content, mais troublé !

Ton neveu affectueux,

Gaspard