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Il faudrait suivre une étoile


Le jour doit déjà être bien avancé. Il progresse dans le brouillard.
Il marche dans cette fine cendre depuis un temps indéterminable. La platitude du sol paraît infinie.
L'absence d'horizon causée par l'épaisse fumée blanchâtre qui recouvre tout semble ne jamais devoir se dissiper. La luminescence irradiée par cette brume devant, derrière et dessus permet juste d'y voir à deux mètres environ.
En bas, le sol est le seul repère.
Encore cette lumière n'est-elle qu'une zone sphérique autour de son corps qui marche.
Est-il bien certain que ce soit le jour ; ou bien quelque phénomène comparable à la radiation d'un objet phosphorescent ? Une sorte de bulle de luminescence qui avancerait avec lui ? Un halo? Une aura? Peut-être n'y aura-t-il plus jamais de nuit ?
Depuis qu'il a commencé à marcher, il s'est essentiellement concentré sur les traces que ses pas laissent derrière lui dans la poussière. Il essaye de marcher droit, afin de ne pas tourner en rond, comme il sait que le font les voyageurs égarés dans le désert. Pourquoi être entré là dedans, et comment ? Il ne s'en souvient plus. Il sait encore confusément qu'avant, il y a eu des couleurs, des bruits, des gens. Mais c'est quoi exactement une couleur déjà ? Est-ce comme un bruit ? Est-ce son corps ? Est-ce le corps d'autres gens ?
Il faudrait suivre une étoile. De préférence le soleil, ou bien la Polaire ; ou la croix du sud, selon où l'on se trouve sur terre ; si c'est le jour ou la nuit.
Mais il ne sait pas où il se trouve. Est-il seulement encore sur une planète ? Elles doivent pourtant bien être quelque part là haut les galaxies, les super novas et les myriades de myriades d'astres lumineux.
S'il existe un au delà à ce profond plafond opaque. Ou, aussi, pourquoi pas, au revers de ce sol interminable. Il commence à douter. La réalité serait-elle passée de l'autre côté du plancher ?
Sous la poussière que font voleter ses semelles, il sent comme de la terre battue, ou du ciment, ou bien encore, et à la rigueur, du goudron, mais bien lisse.
Quant au silence… Inutile d'appeler, de crier. Tout est absorbé. Il croit voir les rares bruits qu'il fait, tomber comme des matières vagues et friables pour se confondre instantanément avec la poussière du sol. Le bruit paisible de sa respiration, le frottement régulier de ses semelles. C'est tout.
Il ne fait pas chaud. Il ne fait pas froid. L'atmosphère n'est ni sèche ni humide. La fumée n'a pas vraiment d'odeur, elle ne pique pas les yeux et la poudre au sol ne voltige pas et ne lui irrite pas la gorge.
Pourquoi être entré là dedans ? Au départ, il croit se souvenir qu'il n'était pas seul. Il y avait aussi, ici et là, quelques ombres fantomatiques qui se devinaient : Maisons ? Avions ? Navires ? Et à présent plus rien depuis des heures et des heures.
Jusqu'au souvenir du but à atteindre qui s'est enseveli. L'ultime recours serait de faire demi tour pour suivre sa propre trace à l'envers. Mais il sent bien que ce serait peine perdue.
Derrière est un passé, quelque chose de révolu. Et puis il a déjà fait ce chemin une fois dans l'autre sens et il l'a oublié.
Il essaye pourtant. Mais ses traces le suivent obstinément, fidèles comme une ombre, et le parterre devant est toujours vierge de toute empreinte. La poussière est uniformément grise et lisse devant, toujours.
Il peut donc abandonner aussi l'idée de marcher droit. Il n'y a plus de droite ni de courbe. Il n'y a plus que la rectitude inexorable du sol ; ce qui est déjà beaucoup ; en tout cas mieux que rien du tout. Plat, c'est déjà ça.
Et puis soudain, il n'a ni faim ni soif, plus de corps, plus rien.





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Rien


Mais rien c'est encore quelque chose. Un petit quelque chose. Presque rien. Un tout petit rien. Pas le néant, pas l'absence, pas la disparition. Ce n'est donc pas rien.
Il est tombé apparemment. Corpuscule dont toute logique n'a pas disparu. Il faut seulement la chercher au dehors, cette logique, dans l'agencement et la volonté de quelque Deus ex Machina.
C'est évidemment impénétrable.
Ce qui n'empêche nullement la volonté de recherche de persister. C'est même devenu la seule chose indispensable. Le besoin de savoir, de comprendre. Et percevoir aussi distinctement cette nécessité est un fait complètement nouveau. Le fait que cette nécessité soit au centre de l'absence.
“Être dématérialisé n'empêche pas l'essence“. La locution se répète sans que cela fasse sens.
Un tourbillon immobile, avec la question suspendue de savoir si il y a alentour un mouvement, une révolution immense, tellement importante qu'à son niveau elle est imperceptible, ou bien si, au contraire, il est un point immobile comme la pointe d'un compas qui dessinerait des formes sur des espaces agités, concaves ou convexes, secs ou huileux, agités ou parcourus simplement de spasmes ; peut-être la trace d'une luciole affolée dans l'intérieur d'un œil, un lemniscate invisible dessiné, on ne sait pas.
C'est difficile à dire.
Il n'y a plus de sol. C'est celà qu'il a prit pour un effacement, et ce n'est qu'un escamotage. Et pourtant pas trace de la moindre sensation de vertige. C'est plutôt le confort d'une apesanteur, l'illusion lointaine d'une berceuse muette, un leurre de sommeil.
Plus de plat : soit !
Mais il est encore là cependant, poussière au milieu des poussières, virevoltant comme un corps céleste au sein d'une nuée d'autres poussières.
En fait, il n'est pas tombé ; il est seulement suspendu, en train de tomber peut-être, mais éternellement. Mais s'il n'a plus de corps matériel, il est toutefois, atome, puisque c'est le minimum du rien.
Plus de lumière non plus. Il se sent partie intégrante de la poussière grise, poussière parmi les poussières, répétitif ; et s'il sait qu'une autre poussière est à côté —des milliers d'autres en fait— il ne sait plus laquelle il est au juste.
Sans corps, ça veut dire sans yeux, sans nez, sans goût, sans oreilles et sans mains pour “tâter le décors, d'ailleurs inexistant“. Reste une pensée, peux être un peu de matière grise, une particule.
il ne tombe pas, il est suspendu à rien.
Il n'est plus unique, il est devenu multitude. Mais il perçoit distinctement un grand dessein, ce grand enchevêtrement de formes , de remous, de fractales infinies tout autour et dedans.
Plus de lumière mais pas le noir non plus. Et pourtant il perçoit.
Inutile d'expliquer à un objet qu'il est aveugle. Hors il est probablement un objet, un minuscule objet peut-être éclairé, et peut-être non.
Ou bien une fraction de quelque chose.
C'est difficile à dire.
Lui qui s'envisageait il y a peu de temps encore, être au centre d'un espace infiniment grand, le voici particule nucléarisée dans un souffle infiniment petit.
La question n'est plus d'être ou ne pas être, mais seulement de savoir s'il est grand ou petit. Car être, il est ; comme il a été et comme il sera. C'est inéluctable.
Comme chaque pas tout à l'heure l'éloignait de l'étoile qu'il aurait voulu suivre et qu'il a désormais abandonnée pour d'autres préoccupations plus immédiates et matérielles, chaque seconde à présent, à venir et passée, lui impose son indéniable existence.
Mais voici que le temps lui même s'arrête, qui n'était qu'une illusion de ce qui lui restait de sens, et cette fois, enfin, peut-être, le voici englouti dans l'impossible.


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L'impossible


L'impossible c'est de ne pas exister. La phrase tourne dans son œil abstraction.
Comme ces poussières que paraît-il, nous fûmes et que bientôt à nouveau nous serons.
Tout cela ne serait donc qu'une illusion depuis le début ? Tout ce chemin pour rien ?
Faudrait-il vouloir ? Voir ? Rien que ça, voir !
Mais c'est un fait, il n'est plus rien et c'est impossible. Il existe malgrès tout. Il se conçoit comme un relent de parfum inconnu qui persiste.
Ce sera la base de tout à présent.
Ce simple relent d'odeur.
Comment peut-il exister puisqu'il n'a plus de corps, donc plus de nez, et plus de système nerveux central pour traiter une information aussi complexe qu'un parfum ?
Mais ce parfum n'a pas d'odeur, c'est une abstraction. Celle d'un souvenir de rêve, qui comme un songe se dissipe trop vite.
Pourtant autours du souvenir du parfum il y a tous les fantômes : ceux du décors et des objets disparus, ceux de la personne qui le portait, le parfum, mélangé aux émanations propres à son corps de personne, provoquant cette fragrance spéciale par ces exhalaisons, reconnaissable comme une empreinte unique par le souvenir.
Plus fine encore que la plus fine poussière que ces particules supendues, ces particules flottantes, ces souvenirs matérialisés par le minimum, ces traces invisibles sauf par le rappel de leur oubli.
Se souvenir qu'on a pas oublié, ce qui est idiot, ce qui est humain. Comme si le processus qu'il subit s'était inversé et qu'il se souvenait soudain d'avoir eu des chaussures.
Il envisage sans trace de rire l'éventualité de sa microbienne existence. Cette existence impossible et qui s'est dispersée, qui n'est plus tenue par rien, et qui flotte seulement à la surface du vide comme un relent vague de parfum.
Tout compte fait il y a aussi un souffle. C'est lui, le souffle, qui porte cette effluve de senteur, sinon qui ? Un souffle sans température, ce qui est impossible encore. A moins que ce ne soit une mélodie. Une impalpable mélopée qui porte une senteur.
C'est la romance d'un sentiment, il le sait. Il le sent. D'une très antique connaissance qui ne lui appartient même plus. Avec le parfum, cela prend une nuance particulière, l'estompe d'une couleur indéfinie. Une couleur qui n'existe pas. Mais il en a l'émotion. Il n'y a rien de palpable, ni même de probable, c'est seulement que c'est là, et que l'impression en est très ancienne. Bien avant tout. Et très puissante aussi. Une brise imperceptible de souvenir lointain.
C'est difficile à décrire.
L'impalpable est donc troublé, le vide est empli de quelque chose, il sent sans aucun de ses cinq sens et par le souvenir. Il est âme. Il est tout seul avec son âme. Il peut se pencher dedans, il est dedans, il est elle. Il pense qu'il n'est pas. Et pourtant oui, il n'est pas. On dirait un ange, ou un esprit subtil comme dans un conte de fée, il est l'imaginaire de la légende, celui qui n'existe pas. Il n'est rien d'autre que lui même et il ne peut pas s'en débarrasser. Il est “je“ schizophrène.
Il faudrait tourner la page. Il lui faudrait un peu de matière quand même, pour qu'il se dessine un peu, pour que se dessine un peu son caractère. Mais il ne trouve encore et toujours rien, ces petits riens impossibles et fugaces comme des relents de souvenirs oubliés qui s'enfuient dans tous les sens à travers les trous microscopiques d'une réalité qui n'est rien d'autre qu'une passoire, vulgaire comme une chaussure..
Il est en train de s'oublier.


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L'oubli


La matrice chaude. A quoi bon se souvenir de ce qui n'est pas encore arrivé ? Les limbes et rien d'autre. Le cercle luminescent et le confort bien net. Juste l'âme sans état.
Tout autours la machine est en activité et fonctionne implacablement de ses pistons et de ses roues dentées. Elle fait des petits mouvements réguliers et il n'y en a jamais deux pareils. De petits cliquetis font comme un ronronnement de bruit presque musical répétitif, et pourtant ce n'est jamais le même . Ce n'est pas un cycle, c'est un déferlement lent et inlassable qui évolue et progresse sans qu'il puisse s'en apercevoir. Toutes les pièces de l'infinie mécanique ont un mouvement puis un arrêt —les deux très brefs— au point qu'il est impossible de les percevoir. Translations, rotations et immobilités, glissements et chutes, rien n'est synchronisé. Tout est à la fois en mouvement et immobile. Tout est toujours semblable et sans cesse différent.
C'est bien inéluctable cette vie de la machine qui bat comme un cœur universel ; le même pour tous. Une foule de pièces agencées qui ne produisent rien d'autres que d'autres pièces, que des spectacles hypnotiques, que des chants soporifiques, des minutes inutiles et sédatives.
C'est bien d'être au chaud dans la partie organique et de n'avoir rien d'autre à faire que de contempler ce fascinant déroulement sans jamais aucune répétition et sans jamais aucune surprise.
Il peut se concentrer sur telle ou telle partie et s'y abîmer, ou alors essayer de voir le paysage d'un ensemble. Rien n'y fait : c'est toujours pareil et toujours différent. Vu de loin, tout est petit, et vu de près, tout est grand.
Dans l'organique, c'est pareil : les couleurs se confondent. Elles bougent et se mélangent, puis se séparent et se reforment selon une logique évidente et pourtant inexplicable.
Enfin, il y a aussi un cosmos un peu différent, fait de trajectoires diverses et où tout se croise comme le ballet d'une foule vue du ciel, sauf que c'est le ciel qui est ici en mouvement et la foule qui est immobile en bas et qui le regarde.
Et puis les intuitions qu'il sent mais ne perçoit pas distinctement, qui émannent tantôt de l'intérieur de l'organique, et, au contraire, à d'autres moment, le transperce.
L'organique est autour, la mécanique aussi, et le cosmos aussi, et les intuitions sont partout. Des courants, des ondes, des choses oubliées et qui existent seules désormais.
Vu sous cet angle, tout est logique. Même s'il n'y comprend rien, il sent bien que tout est logique et il se blotti dans le perpétuel avec satisfaction, avec délice même.
Il pense sa chaleur, son onctuosité, sa viscosité, intime enveloppe de la douce quiétude où tout est rassurant et définitif. Surtout définitif. Le tic tac de l'infini.
Mais voici que s'ouvre un brèche, une béance, un maëlstrom : et il fait soudain très froid dans le monde.


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Froid


Un froid aveuglant comme une déchirure de lumière. Ça fait mal comme un cri. Tout est soudain en désordre. Il se débat pour chercher la chaleur. Mais tout bascule en tous sens. Ce n'est pas lui qui commande.
Il est nu dans le froid, environné de spectres. Il est paniqué.
Tout va vite.
Il y a des sources chaudes et des sources froides, des sensations inconnues, le sel si détestable devient indispensable ; l'amer peu à peu attirant.
Il trouve l'évidence de ce corps qui est pétrit d'incompréhensibles désirs.
Il est certain de tout, ou à peu prêt.
Il rit et s'élance avec un appétit formidable.
Tout s'éveille printemps après printemps. Les cycles éternels sont un truisme facile et coloré.
Les accidents blessent. Les mécaniques font leur petit travail régulièrement. Il met sa petite brique, pousse sa petite brouette. On construit un décors de titan.
Il se bagarre avec sa chance, il s'approprie du mieux qu'il peut ce qu'on lui donne. Il n'est pas toujours heureux alors qu'il sent confusément le devoir absolu de l'être.
Il est méchant, il est gentil.
Plus il prend de coups et moins il souffre.
Plus il est stupide, plus il est récompensé.
C'est très contradictoire car il s'entête à penser le contraire.
Il reprend tout à zéro.
Il apprend des choses qu'il sait déjà confusément. Que quelque part là haut il y a les galaxies, les super novas et les myriades de myriades d'astres lumineux.
Tout cela est magique et mystérieux.
Il a un grand plaisir à découvrir le fonctionnement de tel ou tel rouage. Il a aussi de grandes déceptions, des déconvenues. On peut comprendre comment pousse un brin d'herbe, mais on ne peut pas savoir pourquoi. Sinon peut-être comme le dit certain catéchisme, pour nourrir les vaches qui nous donnent le lait avec lequel on confectionne de délicieux fromages. Une icône divine au parfupm de bouse.
Des deuils, des cortèges, des prix à payer pour aimer ou se déchirer.
Il aime rire par dessus tout parce que c'est le moment du savoir intégral. Le seul moment où on a le temps de ne douter de rien.
Où plus rien n'est fragile.
Et puis l'inévitable mélancolie qui commence à ramper sur le sol ici ou là comme une vapeur.
Et puis il comprend qu'il faudra écrire la fin du film sans être certain de ce qui va arriver.
Ce n'est encore pas grave. Il veut faire un bon film.
Et puis il comprend que la fin, il la connaît déjà, car c'est le début de quelque chose d'autre, de vague, d'incertain.
Mais il ne le verra pas. Il ne verra bientôt plus rien car une brume épaisse et blanche va envahir l'écran et qu'il lui faudra y pénétrer ; et marcher tout droit dedans sans plus jamais pouvoir se retourner.

FIN