Le tribunal condamnerait le catalogue et son directeur et propriétaire pour “…abus de bien sociaux et poursuite forcée d'une activité en dépit de l'évidence de la nécessité d'opérer un dépôt de bilan.“.

L'imprimeur, ce brave et confiant Grossip avait lui même fini par se résoudre à envoyer des mises en demeure. Après la remise des comptes pour la déclaration fiscale annuelle, peut-être grâce aux maquillages et à la grande “licence poétique“ qu'avaient déployés son cabinet de comptabilité, il avait eu la surprise de voir son bilan approuvé par le commissaire au compte, un homme très âgé, soit, mais tout de même.

Et puis : silence.

La lenteur de la justice servait pour une fois la vraie justice et donnait un sursis à la poésie. Alvaro en avait profité pour commander chez des imprimeurs inconnus aux quatre coins de la France et dans les pays de l'est, une incalculable quantité de nouveaux opuscules. Il avait soin de ne commander que des tirages modestes, de quelques centaines d'exemplaire au plus, afin de ne pas éveiller la méfiance de ses fournisseurs.

Comme il ne payait plus personne, la dette était allée en augmentant, mais la trésorerie aussi.

Ainsi Alvaro avait pu renouer avec les invitations au restaurant.

Mais le coup de sonnette de ce matin avait quelque chose de lugubre. Il sonnait le glas de cette époque transitoire. Il annonçait sans nul doute le redoutable et redouté recommandé le convoquant au tribunal de commerce.

Un instant, il songea à rester tapi au fond de son fauteuil et à ne pas se lever pour ouvrir. Mais l'attente était devenue pire que la catastrophe. Il alla donc ouvrir.

Quelle ne fut pas sa surprise de voir apparaître la délicieuse Agathe, sa “pouliche“ favorite, celle là même qui avait été la seule pourvoyeuse d'un volume bénéficiaire dans le courant de cette année désastreuse : un petit recueil de sonnets pour tout dire assez classique, mais plein de grâce et de modernité. Une poésie faite de délicatesse dans la forme, et des pires horreurs dans le fond : sexe en groupe, drogue, abandon des principes les plus rudimentaires de l'éthique. Au demeurant une fort jolie jeune fille, très photogénique, plutôt bon chic et bon genre et très bien élevée.

“J'ai un nouveau manuscrit à vous proposer“ avait-elle annoncé en jetant sur la table un volumineux cahier relié ibico. “C'est l'histoire d'une jeune fille qui boit quelques verres de tequila dans un bar avec un inconnu puis tombe dans une bouche d'égout tellement elle est paf. Elle va alors rencontrer un chamelier fou, un chaud lapin, une reine de la nuit, un exhibitionniste perché sur un muret et une chatte baveuse qui sent le fromage de Chester . J'ai appelé ça Caprice au Pays des Broutilles. Et tout est en alexandrins.“

Alvaro regardait pensivement la masse considérable. Il ouvrit au hasard et lu :

Lorsqu'elle eu dans le trou, mis la main sur la clef Elle bu d'un seul coup, l'élixir de santé. Elle sentit sous sa jupe, se rétrécir ses fesses Et passa sans forcer la porte des caresses.

Bon, se dit Alvaro, je vais avoir besoin de la fromagerie Saint-Léger. Aux jours d'aujourd'hui, aucun imprimeur n'acceptera de m'imprimer ça sans un acompte substantiel.

Pour faire court, je vous raconte directement la fin de l'histoire : Brice et Agathe se marièrent littérairement et eurent beaucoup de petits et de gros volumes en vitrine. Elle alla jusqu'à assurer la promotion de “Caprice“ les seins nus sur un plateau de télévision au milieu de plusieurs académiciens cacochymes mais néanmoins ravis.

Brice et Agathe finirent par signer “Bragathe“. Ils vendirent tant et tant de volumes qu'ils furent souvent comparés par le célèbre critique Kawasaki (du Primes) à un phénomène Harry Potter pour adultes.

Ils avaient pris l'habitude de se mettre eux-même en scène (de genre) sur leurs couvertures. Sur la dernière, ils posaient tous les deux nus dans une ambiance très “École de Fontainebleau“ imaginée par Agathe : lui en gisant à la manière du christ mort de Mantegna, et elle penchée vers lui comme une Vénus de Hayez. La version numérique permettait d'un simple clic d'accéder à une galerie d'illustrations “non censurées“;, variations multiples du thème “Per virginem Christi stratumque“ et préfacé et commenté par Wouh El Beck, le célèbre dissident musulman poursuivi par une fatwa.

Brice et Agathe ne s'aimaient plus depuis longtemps, pour autant qu'ils se soient jamais aimés. Ils ne savaient pas comment se dire adieu. Car c'est ainsi que chaque jour, la poésie meure un peu : sans cérémonie, sans qu'on puisse rien dire de définitif sur la question.