Lorsque j'écris j'ai deux façons Il y a la façon centripète qui annexe sans cesse de nouveaux territoires, et la façon centrifuge qui ordonne mes propriétés en petits jardins.

Je peux démarrer comme ça d'un simple point fixe ; et ce peut-être un mot ou une petite phrase. C'est une sonorité qui me dit : lances-toi là dedans, tu en as envie, amuse-toi. Alors je commence à écrire comme un derviche tourneur. J'appelle ça ma façon centrifuge. J'ai comme une grosse pelote de phrases embrouillées qui est en vrac sur le sol, sur le clavier disons, et pour la démêler, je tourne sur moi même. Alors, d'abord pas trop vite, les choses s'ordonnent en rond autour de moi. Je les découvre au fur et à mesure qu'elles se dessinent sans me demander mon avis. Tiens, il y a une grosse dame de la campagne là ; et je suis stupéfié car je connais son nom. Et puis ici, ce groupe de messieurs bien habillés en employés, qui sont tellement juvéniles que leur joues glabres sont encore rougies d'acné. Ils sont là qui se disposent en rangs, et je connais tout, la couleur de leur cravate en nylon et l'odeur du tissus de leur veste Celio. Ainsi viennent des maisons, des rues, des villes et des pays, exotiques ou non, des animaux féroces et toutes sortes d'objets. Et puis je tourne encore et tout commence à s'entremêler en kaléidoscope, sans cesser pour autant de se projeter alentour, sur des cercles successifs allant sans cesse grandissants jusqu'à ce qui pourrait bien être l'infini. C'est le vertige que cette fresque mouvante monumentale qui devient foule de détails, accumulation de possibilités. Et c'est comme ça que ça se fabrique tout seul. Je stoppe quand mes jambes ne me portent plus, ou bien quand la nausée me prend à force d'avoir trop de choses à écrire. Ou bien tout simplement parce que je me retrouve le cul par terre.

Et puis des fois, c'est le contraire. Je pose des choses connues et bêtes sur le papier, des choses rigides et inintéressantes. Simplement parce qu'il m'a semblé que je tenais une idée. Des petites phrases raides et froides de banalité. Je les aligne sans y croire et pour faire un début que je compte bien ensuite effacer, déchirer. Je persévère un peu car je sais qu'il faut attendre, même si je ne sais plus quoi. Je fais une grosse quantité ou une petite à la demande. Ensuite je ramène tout des bords vers le milieu. Je prend chaque mot comme un grumeau et je le malaxe et je le mord pour qu'il adhère, pour qu'il fasse masse avec ses camarades de syntaxe. C'est ma méthode centripète celle là. C'est comme s'il y avait au centre du texte un grand vide impossible à combler. Un trou sans signification qu'une vie entière ne suffirait pas à remplir et qui aspire sans jamais se lasser tout ce qui traîne à proximité. Ça casse les théières, fait voltiger les stylos, froisse les papiers et désespère mes lunettes en s'écrivant de plus en plus fin, de plus en plus inutile et inintéressant. Et on dirait que le texte qui se gorge de tant de choses se vide encore plus vite par son centre. Il s'épure étrangement jusqu'à devenir quasi transparent d'évidence et de simplicité. Il reste toujours des mots et des phrases inutiles qui flottent à la surface et qu'il faut ôter comme des brindilles hors de propos. Ces textes là sont aussi long et pénibles à faire qu'ils sont courts et agréables à lire ; en tous cas pour moi. Ils sont des victoires sur la matière de la langue. Il y a là le miracle d'une cuisson, une cuisine.

Ce qui est drôle, c'est que quelle que soit la façon que j'utilise, ça finit toujours par donner un texte.