Le lendemain de l'enterrement
Il se regardait froidement dans la glace.
Sous sa barbe clairsemée, il voyait la peau blême de ses joues. “Quelle drôle de gueule, vraiment quelle drôle de gueule j'ai réussi à me faire là !“ Son esprit battait la campagne.
La veille, au partage des biens à l'amiable, après la sépulture, il n'avait demandé que cette grande glace. Tout le reste, il l'avait abandonné à son frère et ses deux sœurs. Il n'en revenait pas de les voir se disputer les objets avec une âpreté dont il ne les aurait jamais crus capables.
Les trois parents étaient morts : “Maman il y bien quarante ans, Papa presque dix, et cette pauvre Suzanne enterrée hier“.
Il ne voulait plus rien avoir à voir avec toute cette bimbeloterie de valeur.
“Qu'ils prennent, qu'ils se servent ! Je suis enfin libre ; trop content d'être orphelin“.
Pas de place pour les souvenirs. “Seul compte l'avenir“ est son credo, son unique religion. Mais le miroir, ce grand tableau vide, —“…en vérité je vous le dis, on me le livrera“— Il le convoitait secrètement depuis toujours.
À la surprise générale, il avait donc dit : “Si ça ne vous fait rien, je prendrais seulement la grande glace de l'entrée, rien que la grande glace. Vous pouvez vous partager tout le reste. Je ne veux rien d'autre“. Il avait bien fait. Ite missa est.
Une chose sans valeur : un mètre soixante de haut par quatre vingt centimètres de large, avec un cadre de chêne très simple ; et sombre. Très lourde et malcommode à placer. Rescapée de l'hôtel "Au Lit Où On Dort“ (la famille tient beaucoup à cette graphie) que possédait son grand-père. Il l'avait toujours connue cette glace. Elle était dans l'entrée de la demeure familiale ; le pavillon disait Pia, son ex-femme, pour l'agacer. Elle n'ouvrait plus la bouche que pour être désagréable, à la fin.
Quand la décoration de l'hôtel de grand père avait été modernisée, il y en avait des dizaines comme ça qui avaient étés jetées lui avait raconté Papa ; avec des matelas, des tables de nuit, des portes en chêne, de la vaisselle aux dorures passées…. Cet objet avait toujours eu pour lui la plus grande importance. La glace de l'hôtel dans l'entrée du pavillon.
Un objet rescapé, son double.
“Quelle gueule mon ami, quelle gueule ! À présent, il va falloir s'occuper de ça sérieusement“.
Il se reculait pour se regarder en pied. Il se rapprochait pour scruter son visage, son nez, la lune de son front semée des cratères souvenirs d’acnés anciennes, avec quelques pilosités sauvages entre les sourcils, ses joues soigneusement mal rasées. Il s'était regardé grandir dans ce reflet.
“La grande glace, ça y est, je l'ai ! Ce n'est pas trop tôt.“
C'était le chemin, la vérité, l'inéluctable.
Suzanne n'avait jamais voulu la lui donner. “Dans quoi vais-je regarder le temps qui passe si je te donne la grande glace?“ , disait-elle, “C'est le seul témoin où je puis me rendre compte de la catastrophe“. Elle avait toujours parlé comme ça : avec un peu d'affectation maladroite. Suzanne et Papa. Une rencontre improbable. Elle avait des arguments pour consoler Papa à la mort de Maman ; roses, fermes et rassurants. Il n'y avait pas eu à attendre trop longtemps. Yvette était déjà programmée. Marilou tout de suite derrière, comme toujours depuis. Il s'était retrouvé rapidement avec deux frangines en plus, et une deuxième mère, ni pire ni meilleure que la première ; le même genre en vérité, mais beaucoup plus jeune. Un peu trop jeune peut-être à son goût. Amen. En attendant la suite des événements, il fumait et jouait de la guitare dans sa chambre.
Donc, venait enfin l'héritage. Il y avait l'argent : presque rien en liquide, mais beaucoup à venir bientôt : sa part sur l'appartement mais surtout la moitié de l'hôtel et de la brasserie auxquels Yvette et Marilou ne pouvaient prétendre en tant que filles d'un second lit, et qui, les usufruits de Suzanne éteints avec elle, allaient enfin pouvoir être vendus. “Absurde et avantageux“ avait-il pensé chez le Notaire. Il ne parvenait pas à comprendre pourquoi ses deux sœurs n'avaient pas les mêmes droits que lui. Mais bien entendu il n'avait rien dit. Ainsi soit-il. Son frère n'avait rien dit non plus. Comme d'habitude.
Ça venait trop tard évidemment, à bientôt soixante dix balais. Mais c'était venu quand même. Ainsi, la messe n'était pas encore tout à fait dite. Tout ça faisait tellement d'argent qu'il ne savait pas ce qu'il allait bien pouvoir en faire. Et dire que jusqu'ici, hormis pendant sa courte période glorieuse, il n'avait fait que tirer le diable par la queue. Et même pire des fois ! Les techniques mises en œuvre pour s'en sortir n'avaient pas toujours été glorieuses. “C'est parce que je suis fondamentalement honnête que je m'en rends compte“, se disait-il lorsqu'il lui arrivait d'y penser. “La plupart des gens font ce genre de choses pour s'enrichir, et l'argent gagné leur tient lieu de respectabilité. Moi, c'est seulement pour m'en sortir que j'ai fait des choses comme ça. Je n'ai jamais fait quelque chose uniquement pour gagner de l'argent. Seulement pour m'en sortir. Pour que mon honnêteté ne m'entraîne pas au fond du gouffre, et patati, et patata…“. Impudence, impudeur, imprudence. Morale : des hauts et des bas, sinon quoi ? Et pourtant, aujourd'hui, force lui était de constater que tout cet argent tombant du plus haut des cieux, gloire à Dieu, le laissait presque froid. “Je n'ai jamais été intéressé par l'argent“. Il n'était plus assez jeune pour réaliser ses désirs de jonques.
Seule la possession matérielle de la grande glace lui procurait des ondes de plaisir dans le ventre.
C'était son cadre de vie. Il ne se reconnaissait vraiment que dans ce reflet là. Toute son enfance, il avait construit l'image qu'il voulait montrer de lui en se regardant quotidiennement dans ce miroir là ; et pas un autre ; et aujourd'hui, il en disposait : rétroviseur pour lui, et glace sans teint pour “l'autre Lui“, la star, Mister Show. Celui qui au delà de la surface brillante le contemplait en lui obéissant. Au commencement était le reflet. Son vrai lui quelque part, dont il avait si longtemps été séparé et qu'il retrouvait fraternellement aujourd'hui. Il ne cessait pas d'aller allumer les lumières et de se regarder en pied. Avec son imper. Sans son imper. Avec le gros pull troué. Etc. Il avait posé la grande glace de façon idéale : au bout de l'enfilade des portes du couloir. Avec les rayons de lumière venant de la chambre et de la salle de bain qui créaient comme une atmosphère de théâtre. Par le jeu des différentes portes, il pouvait varier les effets de lumières : pleins feux, ambiance tamisée, contre-jour. Idéal et ludique. En revanche, le triste plafonnier avait tendance à le transformer en spectre. Il faudrait le changer. Il pouvait se regarder marcher vers le miroir et il ne s'en lassait pas. Tout nu, en sortant de la salle de bain. Il se contemplait en se caressant le ventre, se tirait la peau devenue flasque avec l'âge, secouait son sexe fripé à pleine mains avec une sorte de rage agressive. “Merde, je suis déjà vieux ! Mais comme on dit : mieux vaut tard que jamais. L'habit ne fait pas le moine, soit, mais s'agit-il de devenir moine ? Habillons-nous“? Toute l'affaire était là : retrouver la ligne, la silhouette ; se découper convenablement dans la poursuite…voir se rallumer les feux de la rampe.

Quinze jours plus tard
Quinze jours plus tard, il n'était toujours pas la plus belle du royaume.
Le bonheur simple est passager.
La grande glace faisait à présent partie du couloir, au centre de cet appartement Bordelais trop grand depuis la mort de Pia : “Overdose ! A plus de cinquante balais se faire refiler de la came de débutant, coupée a l'Ajax ou je ne sais quoi. Overdose, tu parles ! Un suicide plutôt. Pauvre Pia. Enfin, la messe est dite. Elle est morte. Et je suis tout seul“. Tous comptes faits, ça lui allait bien d'être veuf. Veuf et orphelin. Il pouvait se consacrer tout entier à son être réfléchi ; à ses réflexions.
Il passait désormais plus de temps dans ce couloir que n'importe où ailleurs. Son regard était braqué vers l'autre, transperçant d'indifférence sans la briser, la vitrine des apparences. Le plaisir s'était envolé et le travail avait commencé. Restait l'impatience.
À son reflet, il osait afficher un rictus de satisfaction. L'appartement était donc trop grand. C'était celui des parents de Pia, et ils étaient morts. Même Pia était morte.. Et il n'y avait pas d'enfants, et l'appartement était trop grand, mais pas de loyer à payer, Juste des charges, très raisonnables. En plein centre, avec un bar tabac en dessous. Une vielle dame silencieuse sur le palier qui avait ses clefs pour arroser les plantes, dont un superbe plan de cannabis. Un couple de flics homosexuels au dessus qui faisaient certains soir un barouf du tonnerre. Il était libre, avec pour seul compagnon ce drôle de type qui faisait tout comme lui au bout du couloir. Lui “has been“, mais l'autre non.
Où es-tu ? Si tu es quelque part.

Un mois plus tard
Il n'était toujours pas la plus belle du royaume. Mais il fallait bien une période d'adaptation. Il y en avait des choses à reprendre.
Qu'avait-il fait l'autre là bas, de l'autre côté, pendant toutes ces années perdues ? il avait dormi. Et on ne se réveille pas si facilement d'un sommeil de princesse de plusieurs décennies. Il se réveillait bouffi, affaissé.
Entre temps la mode avait tourné aux petits pédés, jeunes, sémillants, talentueux. Ceux-là tenaient désormais le devant de la scène.
Il avait été célèbre avant sa rencontre avec Pia. L'icône de sa génération. Recevant des baisers, toujours en éveil. Chanteur charmant. Mais pas mièvre, classieux plutôt, limite prétentieux, mais sans tomber dedans.
A l'époque, il se regardait chaque matin en pied dans la grande glace et savait avec certitude que son jeune reflet ne lui mentait pas. Il avait trouvé ce thème musical tout seul à la guitare. Et puis les paroles étaient venues toutes seules également : “Où es tu ? / Que fais-tu ? / Si tu es quelques part ?“; etc. Il s'était admiré tout en noir, et, ne doutant de rien. Il avait sonné là où il est impossible d'être reçu. Les flots s'étaient ouverts devant lui. Et on l'avait reçu. Amicalement. Il avait le look de la destiné. “La silhouette singulière“ comme avait dit un journaliste des Inrocks. Et le monde entier avait fredonné “Où es tu ? / Que fais-tu ? / Si tu es quelques part ?“. L'espace d'un été, tout était devenu miroir. Tout était devenu comme dans la grande et fidèle glace de l'entrée. Son reflet scintillant avait éclairé le monde. Pendant un an, ça avait été comme un rêve. Puis, peu à peu, ça avait tourné au cauchemar. Il faut dire que sans le miroir, la guitare ne parlait plus. Les stylos ne jouait plus de musique.
C'est à cette époque qu'il avait rencontré Pia. Elle était célèbre aussi dans son genre. Tous les bureaux des maisons de production à Paris la connaissait. Elle avait accès aux saints des saints, les bureaux directoriaux, les studios, les soirées les plus privées comme les backstages des événement les plus grand public. Un rapide aller-retour en TGV. Première classe. Studio secret près de l'école militaire prêté par un ami du Sentier, roi du blue-jean chinois. Elle pouvait traverser les barrières de vigiles en fendant la foule des fans en délire. Elle était l'une des seules à pouvoir ainsi traverser les mondes sans que personne ne semble s'en apercevoir. Pia la silencieuse. Pia la belle dealeuse. Pia la frigide. Douée du don d'ubiquité, transparente, diaphane. Avec ses yeux vagues et ses paupières lourdes, son cul de cuir, ses petits seins d'anglaise, sa démarche de garçonne, sa façon de sourire sans parler. Pia qui s'était mise à le regarder comme une icône.
Pia qui le voyait star, tel qu'en son miroir, rayonnement glorieux, scintillement. Et la seule qui soit restée auprès de lui quand les téléphones avaient cessé de répondre, quand les dates s'étaient raréfiées, quand les cachets étaient devenus si misérables qu'ils ne suffisaient même plus à couvrir les frais. Quand enfin, le pire, la rumeur portée par les gens qui le reconnaissaient dans les lieux publics s'était transformée peu à peu pour passer des clameurs appréciatives à des chahuts silencieux puis enfin à des murmures de mécontentement. Et finalement le silence.
Le monde qui ne se voyait plus que comme derrière une vitre, avec seulement Pia qui pouvait traverser et aller où bon lui semblait dans l'univers éclairé. Et qui de ce côté là de la réalité sentait fort des pieds en rentrant à la maison et ne songeait qu'a critiquer sa famille. Étrangement, elle ne le lâcha pas. Elle revenait chaque nuit, lui laissait ses clefs, et même l'épousa. A l'état civil elle était Andrée Paquet, née à Montpellier Elle avait des hauts et des bas avec la défonce, évidemment. Mais en gros elle réussissait à tenir la barre de son petit commerce. Et puis avec elle, le sexe était réduit à si peu de chose ! Car celui qu'elle aimait était bien l'autre, pas l'être de chair et de sang qui partageait sont lit mais l'autre, cet intouchable et vivante icône. Il n'y a probablement que mort qu'elle aurait pu l'aimer plus.
Mais c'est elle qui était finalement morte. Et alors, il s'était retrouvé sans miroir du tout.
Mais aujourd'hui, la grande glace du couloir était revenue. Tout allait pouvoir recommencer. Trouver la silhouette adaptée, comme un vocabulaire ; et alors la guitare chanterait. Au commencement il y a le verbe.

Encore quinze jour après
Quinze jour plus tard, il était mort. La vieille dame du palier l'avait trouvé allongé nu dans son couloir alors qu'elle venait pour arroser les plantes. Hémorragie cérébrale foudroyante. Et seulement cette vielle femme pour suivre son enterrement, un peu comme Mozart !