Il se retourna enfin, juste sous le petit réverbère. Son visage n'avait rien de particulier. Il était vide de toute expression.

Elle avait croisé son regard une première fois, tout à l'heure, au restaurant. Il n'avait pourtant rien de remarquable, mais elle l'avait remarqué. Depuis, elle cherchait ce qui avait ainsi d'accroché son attention. Une façon obstinée de ne rien faire pendant son repas peut-être. Pas de livre, pas de journal. Pas de sudoku ni de mots croisés. Pas un regard, ni pour les voisins de table, ni pour le garçon, ni pour le décor convenu de lambris vernissés. Elle observait tout. Elle avait vu que la pendule marquait onze heure alors que la nuit était à peine tombée, ce qui, étant donné la saison et l'horaire d'hiver récemment revenu, donnait plutôt quelque chose comme huit heures. Elle avait vu quelque temps plus tard que ladite pendule était morte, raide coincée sur onze heures. A un moment, il avait seulement tourné la tête vers elle et leurs regards s'étaient rencontrés. Son regard vide. Elle s'était sentie coupable. Comme le client de cette table proche semblait vraiment ne s'intéresser à rien, elle s'était enhardie à le scruter sans vergogne. Elle examinait depuis le plateau de fromage les différentes pièces de son habillement. Chaussures fatiguées et mal cirées, talons usés, veste de tweed avachie. Elle ne voyait pas son pantalon, caché par la nappe. Rien de remarquable là encore. Son regard trottinait à la découverte. Son regard à elle comme un petit chat qui découvre un environnement inconnu après s'être tout d'abord caché sous un lit. Son regard qui, de pudique et timide, s'était peu à peu enhardi, était devenu effronté et presque indécent. L'homme ne remarquait rien, ne bougeait pas, perdu dans le vide. Comme il était un peu de dos, elle voyait son profil de trois quart arrière ; et sa nuque. Ses cheveux taillés courts, très noirs, étaient rasés droits depuis la base des oreilles. Ils descendaient à la façon d'une bande de gazon foncé, pour disparaître dans la béance sombre et inconnue de son col de chemise blanc-bleu à fines rayures roses ; rayonne probablement ; inconfortable et peut-être même odoriférante. Elle détaillait —faute de pouvoir observer commodément le nez, le front et le visage— le lobe pendant des oreilles. Elle prenait familiarité de ce corps étranger à l'insu de son propriétaire. Et c'est précisément au moment où elle essayait de deviner si ses conduits auditifs étaient poilus ou non, propres ou pas, qu'il s'était retourné et que leurs regards s'étaient croisés. Elle s'était sentie coupable. Elle aurait voulu rentrer sous la nappe. Elle avait stupidement rougi. Mais il n'avait, semblait-il, rien remarqué. Il avait seulement levé la main pour demander sa note puis s'était rendu aux toilettes. Ses chaussures avaient fait un pas ou deux vers elle alors qu'elle avait les yeux baissés ; ce qui lui avait fait battre le cœur un coup plus violemment. Elle s'était levée, avait payé, était sortie.

La nuit était tombé et la soirée était douce. La pluie avait cessé. La rue était comme une estampe américaine reluisant du néon des commerces : Celio, Macburger, Fnac, UGC. Tout était un peu comme tout devrait toujours être. Elle marcha lentement vers la station de bus. Rien ne lui disait moins que de rentrer dans son quartier d'immeubles résidentiels ; hall de carrelage froid, ascenseur feutré, grand miroir reflétant le vide éclairé aux néons, plantes vertes. Le cinéma ? Pourquoi pas. Elle serait couchée à minuit. Les soirées sans enfants sont après tout bien rares. Ce nanar amerloque fera l'affaire, pas le temps de finasser. C'est long un film parfois. Celui-ci était situé dans un espace temps improbable. Crânes rasés et tenue inter-spatiale pour les hommes, fourreaux de skaï moulants pour les femmes, tous et toutes pourvus de fesses ultra musclées. Des pistolets gros comme des marteaux piqueurs, des seins fuselés et dressés comme des missiles. Elle n'avait rien compris à l'intrigue. On pouvait aller se coucher. Il avait plu à nouveau pendant la projection. L'averse était passée. Alors elle l'avait vu. Il venait de la doubler. Donc elle le suivi. Il marchait vite et elle failli le percuter lorsqu'il stoppa net sous l'abribus. Elle attendit derrière lui, étonnée de voir à nouveau la toison familière disparaître dans le col du veston. Ils étaient seuls tous les deux. Il était éclairé par derrière par le panneau publicitaire. Les portes du bus s'ouvrirent en chuintant. Le chauffeur indifférent, les yeux perdu dans le lointain de la nuit, accoudé sur son volant d'un air las, ne sembla même pas les voir alors qu'ils franchissaient les marches comme un vieux couple. La voiture était déserte. Ils étaient encore seuls tous les deux. Lui choisit de rester debout accroché d'une main à la barre devant la porte de sortie. “Il n'ira pas loin“ se dit-elle. Et elle pris un siège. Elle le voyait encore de dos. C'était agaçant. Elle aurait voulu découvrir une bonne fois son visage. Elle s'ennuyait. Ce dos devenait lassant. Il ne bougeait pas, ne frémissait pas, ne se retournait pas. Le pantalon de toile beige tout à l'heure masqué par la nappe n'apportait rien de nouveau. Pas de montre, pas de sac. La seule chance de rebondissement était d'attendre qu'il descende pour tenter d’apercevoir son visage de face lorsqu'il aurait rejoint le trottoir. Mais il ne descendait pas. Il restait planté là dans le passage.

Ça y est : c'est à elle de descendre. A l'avant dernier arrêt avant le terminus. Elle appuie sur le bouton qui allume le machin et tout ça. “Mon sac. Où sont mes clefs ?“ Tout ça quoi. Il descend en même temps qu'elle. “C'est un voisin“ se dit-elle, “un habitant de la résidence peut-être“.

Lorsqu'on découvrit son cadavre le lendemain matin dans la petite allée serpentine entre l'abribus et la résidence, le premier flic arrivé dit au second : “il devait l'attendre là, derrière ce massif de troènes. Probablement qu'il la connaissait“.