Monsieur Bernard redressa le portrait de la femme aux yeux transparents.

- Ainsi nous sommes face au portrait de Madame votre sœur ?

- Mademoiselle ma sœur que je voudrais bien vous voir épouser Monsieur Armundo. Ne l’oubliez pas.

Monsieur Armundo s’était un peu reculé pour contempler la grande toile qui semblait dater d’une époque plus antique que la marine à voile. La vêture était chargée de broderies, de perles. Les textures de tissus survenaient irisées, moirées et veloutées. D’une facture pompier comme du papier à lettres de jeune fille anglaise. Un pompier d’avant l’invention du feu, presque. Mais il avait conscience de n’y pas connaître grand chose. Il envisageait l’art comme placement. Monsieur Bernard étant son conseil. Il ne se sentait pas autorisé à porter un jugement si tremblant d’humilité soit-il.

- Quel âge avez-vous donc Monsieur Bernard ? La facture de cette composition aurait eu tendance si je n’étais pas informé qu’il s’agit de votre sœur à me faire penser qu’il… On ne trouve plus de nos jours d’artiste capable de maîtriser aussi parfaitement un glacis.

Monsieur Bernard affichait un visage d’une modestie et d’une dignité qui le faisait lui-même paraître d’un autre âge. Il regarda le plafond où une araignée trottait sur ses huit jambes la tête à l’envers. Il se forçait à penser comme elle afin de parvenir à maîtriser l’émotion vibrante de la fierté qu’il sentait prête à éclore en une bouffée de paroles vaniteuses. Il se forçait à se voir lui, les pattes au plafond. Il eut le temps de se reprendre partiellement. Non sans laisser passer un ange au vol un peu long.

- C’est une œuvre que j’ai réalisée moi-même. La seule toile que j’eusse jamais peinte. Et j’avais alors à peine dix-huit ans. Mais le commerce s’est avéré ma véritable passion.

- Vous ne devriez pas employer le subjonctif imparfait Monsieur Bernard. Vous savez que cela me donne l’impression d’être encore à la tâche. Ne vous sentez pas obligé. Empêchez-vous. même. Cela m’agréerait. Et ne me donnez pas du Professeur. J’ai assez de ces étudiants boutonneux en manque de chair féminine qui pensent que l’emploi du subjonctif est de nouveau à la mode. Cela heurte mes oreilles. Autant que heurterait mes yeux d’avoir à lire le style si moderne de Restif sur un papier d’époque, de respirer l’odeur de la poussière, non. Je préfère les émotions en éditions modernes. Je suis moderne voyez-vous. De plus cela vous fait paraître plus âgé que vous ne l’êtes d’employer de tels archaïsmes, en réalité. Mais excusez-moi. Je vous ai interrompu. Ma passion pour la modernité des classiques m’emporte. Quel âge avez-vous dit ?

- Modernité des classiques, quelle bonne idée ! Oh c’est une peinture qui ne date que de quelques années. Lorsque je l’ai réalisée j’étais sur une fausse route. Rendez-vous compte que j’étudiais la chimie. Je me suis taché la main un jour en réalisant un précipité. Une affreuse marque comme un angiome brunâtre ou plutôt une grande crasse sénile. J’ai vite compris mon erreur. J’ai renoncé remords. De cette époque finalement pas si lointaine il ne reste que ce tableau. La tache qui avait curieusement la forme presque parfaite des contours de l’Île de Pâques a disparu. la forme d’un croissant sur le zinc. À mon grand soulagement. Mais cela a pris du temps. Je ne saurais dire exactement combien. Plusieurs années peut-être.

Un silence lourd et ralenti comme un pas d’éléphant au crépuscule doré d’une savane bruissante d’insectes s’établit dans la galerie. Un serpent vif comme l’éclair glissa entre les herbes jaunes. Les deux hommes avaient mis leurs bras croisés derrière leurs dos. Épaule contre épaule. Ils contemplaient la toile avec le regard entendu des connaisseurs. L’araignée entama une descente vertigineuse en rappel le long de la paroi, à proximité du bord du cadre doré. Les grands murs immaculés tout autour étaient entièrement nus. Les cimaises d’aluminium brossé rayaient le faîte des cloisons, horizon inutile. Aucune perspective de digression mentale. Aucune échappatoire. Les deux regards se déplacèrent vers l’insecte qui tourbillonnait à présent au bout du fil invisible. Stoppé net. Occupé par une tâche mystérieuse dans un désert aussi blanc et infini. L’un comme l’autre se firent la réflexion de savoir pourquoi une araignée ne serait pas un insecte. Mais aucun des deux ne souffla mot.

- Vous ne m’aviez jamais parlé de Mademoiselle votre sœur avant aujourd’hui mon cher Monsieur Bernard. Vous faites un peu votre secret. Je n’avais jamais pensé que vous puissiez avoir une famille en fait. Vous ne l’avez jamais évoqué devant moi. Pourtant nous sommes amis depuis des lustres. Comment cela se fait-il que cette sœur sorte brusquement ainsi comme un lapin ? Et cette toile qui devrait être au Louvre, d’où la sortez-vous ?

Comme un lapin d’un chapeau voulu reprendre Monsieur Bernard. Mais il s’abstint de peur de mettre le Professeur dans l’embarras. Il se permis seulement un petit tic d’agacement. Le Louvre. Pourquoi pas le Prado ?

- Je vois que votre perspicacité ne peut-être prise en défaut. Vous devinez que je vous ai menti. Mais c’est un pieux mensonge. Croyez-moi. La vérité est que j’ai peint ce tableau cette nuit. Ne le touchez pas. il n’est pas encore sec malgré la forte dose de siccatif que j’incorporai à la hâte dans les couleurs. J’étais trop impatient de vous tromper. J’aurai dû attendre quelques jours avant de vous le présenter. Vous avez senti l’odeur n’est-ce pas?

S’il elles n’avaient jusqu’alors rien subodoré les narines de Monsieur Armundo furent subitement assaillies par un fumet doux et nauséeux. Térébenthine. Typique des pull-overs de l’artiste peintre qu’il côtoyait parfois à l’heure du café dans le petit bistro de Montrouge où il avait ses habitudes. Il regarda la pointe de ses chaussures en se demandant si elles dégageaient elle aussi un relent de cirage. Les peintures des murs immaculés semblaient subitement dégager l'odeur fade des vécés chimiques du camping car. Monsieur Bernard lui-même puait des vapeurs d’eau de toilette sucrée de vieilles cocottes. Il se sentait un peu perdu. Il ne s’était pas préparé à cette entrée brutale dans le monde des fragrances. Il ne savait plus quoi dire.

- Vous savez, je suis encore plus opposé à l’emploi du passé simple dans le langage parlé. Ne faites pas l’effort d’être précieux avec moi. Je suis un homme aux goûts simples. J’aime parler d’argent. Si ma tante n’avait pas perdu son fils jamais je n’aurais connu l’aisance. Vous êtes au courant. Une chaîne de boucheries ça vous change un homme. Foin de la grammaire. Vive le sang !

Un second ange au cul encore plus lourd que le précédent passa à son tour. Il eu pour effet de faire précipitamment remonter la bestiole fileuse vers le plafond. Monsieur Bernard cru bon de ramener un peu de cohérence dans une conversation qui ne prenait pas du tout le tour qu’il avait prévu. Le sang et l’argent.

- C’est une aranéides. Complexité des taxons. Les arachnides sont une classe d'arthropodes chélicérés terrestres, souvent insectivores.. Je cherchais le mot tout à l’heure. Les Insectes, en plus des ordres normalement ailés, comportent deux ordres dépourvus d'ailes ("aptérygotes") longtemps associés aux "thysanoures", concept aujourd'hui abandonné -tout comme celui des "aptérygotes"- puisque inconsistant, c'est-à-dire fondé sur un amalgame d'insectes non étroitement apparenté, les arhéognathes et les zigentomes. Mais en aucun cas les aranéides ne peuvent prétendre être considérés comme des insectes. Ce sont des bouffeuses d’insectes.

Monsieur Armundo fit un pas de côté pour creuser un peu l’espace entre son épaule et celle de son voisin. Discrètement. Il n’aurait pas voulu être grossier en quittant trop tôt le portrait ennuyeux qu’il avait sous les yeux. Il n’avait jamais supporté la peinture classique en dehors des femmes nues. Et encore. Il avait trouvé mieux. Avec l’argent. Il respira bruyamment. Un éclat d’image venait de lui frôler la nuque. D’ailleurs, il n’aimait pas la peinture moderne non plus. Monsieur Bernard lui avait fait acheter tellement d’horreurs. Il avait dû cacher la plupart dans une petite pièce close et inutilisée dont il avait fait fortifier la serrure. il n’y pénétrait jamais. Mais il regardait les cotes, suivait les ventes aux enchères. Force était de reconnaître que son conseil était un fortiche dans son genre. Il était tendu comme avant un examen. Avec des bruits de corps remontant sous ses mots dans sa gorge. Des battements sourds de moissonneuse. Des vacarmes de combat silencieux. Il se demandait ce que voulait dire cette histoire de sœur surgissant du néant. Il se força à penser à son entonnoir en zinc. Sujet de contentement. Calme et paisible au fond de la cabane du jardin.

- Pensez-vous que je doive acquérir cette œuvre ? Va-t-elle prendre rapidement de la valeur ?

Monsieur Bernard respira plus fort pour couvrir le son des émanations pestilentielles qui rayonnaient autour de son ami et client. L’homme de sa vie. Il sentait le moment de porter l’estoc final s’approcher. Il se sentait remis sur pied. Gaillard.

- Il ne s’agit pas de cela aujourd’hui. Il s’agit de ma sœur que je voudrais vous voir épouser. Je n’ai apporté cette image que pour vous la présenter.

Il y avait au-dehors cette lumière grise et triste des soirs d’hiver. À peine égayé par les reflets sur la brillance bruineuse des trottoirs des premiers réverbères qui s’allument. Derrière la vitrine de l’autre côté de la rue s’apercevait la chaleur attirante du bistrot. Monsieur Armundo fit un pas ou deux pour s’arracher à la contemplation abusive et torturante à laquelle il s’était soumis. Une ambulance passa en couinant au loin comme un sujet de conversation aussitôt évanoui. Un homme ivre sortant de la vitrine du Nectar de Thémis — on était tout près du Tribunal — titubait dangereusement. Probablement un avocat qui rentrait se faire engueuler par sa femme. Monsieur Armundo voulait s’enfuir. Il était traversé de songes panoramiques. Mer émeraude, sable ocre fin, palmiers se balançant au gré des vagues, alizés baisant les chevelures de fées en string. Barmans aussi prétentieux et paresseux que leurs conquêtes charnelles qu’on se dépense en vain à inviter. Avec la prescience d’être totalement hors sujet. Penser ces créatures dans la solennité de cathédrale de la galerie était toutefois une transgression silencieuse et délicieuse. Monsieur Bernard semblait ennuyé. Il fut toutefois empoigné par une crise lyrique.

- Je vous propose de la rencontrer jeudi pour le thé. Elle arrive par le TGV le matin. Elle prend l’avion ce soir à Asuncion Paraguay et débarque à Genève demain. Elle doit y régler quelques affaires je crois avec la firme internationale pour laquelle elle travaille. Elle est spécialisée dans les essences rares. Dans la déforestation. Il y a des fortunes en planches à ramasser. Mais elle adore la viande. Le sang. Son peintre préféré est Chaïm Soutine. Ces choses-là sont mystérieuses. Tous est mystérieux dans l’art. Même l’amour. Le sang est un thème vertigineux et finalement sous exploité. Elle va adorer s’occuper de vos boucheries. Vous n’aurez plus qu’à enseigner votre sacro-sainte modernité des classiques et à dépenser l’argent qu’elle va gagner pour vous. C’est une créature avide et fascinante que ma sœur. Mais je sais que vous êtes pourvu d’un fort tempérament méditerranéen. Elle n’est rentrée que pour vous rencontrer. Ne me décevez pas. Venez jeudi à cinq heures. La nouvelle exposition sera installée. Luis Ángel González Macchi, un jeune expressionniste qui promet. Des toiles rouges et noires dans un climat de carnage très espagnol. Des personnages d’indiens torturés avec des plaintes en guarani barbouillés en travers. Très impressionnant. Cela va se vendre. Il y a beaucoup de fils de militaires sud américain à Paris en ce moment. Ils sont riches et capricieux. Ils aiment le sang eux aussi. J’aurai fait remettre le canapé de cuir blanc dans le recoin. Vous serez tranquille pour affaires connaissance. Un amour va naître sous la voûte plate de la Galerie Plasma.

Une mélodie coulant d’une surface aussi apparemment étanche qu’un mur de béton banché brut transforma la qualité de la lumière. Des arpèges répétitifs de piano martelés irrégulièrement par des pas frappés. Des centaines de pieds sur un plancher. Ce qu’il est convenu d’appeler musique contemporaine. Concrète. Un orphéon. Du bruit d’usine. Des stores qui se ferment. Un tambour-mère en presse hydraulique. Le tableau avait disparu. Une ombre fugace comme celle d'un nuages glissant sur le bitume serpantant dans les blés l'avait emporté. Monsieur Armundo aurait voulu une fine. Une fine à l’eau. Jasper Jones. Ce nom était brusquement apparu dans sa tête comme une scie. Il toucha machinalement son oreille droite, puis son nez pour s’assurer de leur existence. L’araignée était partie. Comme le tableau. On t’as assez vu ! Ouste.

- Est-ce que Jasper Jones est encore vivant ? Je me souviens que vous m’en aviez conseillé un et je ne me souviens plus si je l’ai acheté. J’ai vu récemment que le même — exactement le même — avait fait 80 M$ chez Richard Gary à New York. C’est formidable. Je me demande si je ne devrais pas céder le mien.

Monsieur Bernard devint livide. Le masque de Marat saignant dans sa baignoire en zinc boulevard Montmartre. Impavide. Ce vieux Georges. Il ne s’attendait pas à sentir ainsi remuer la terre sous ses pieds au moment crucial. Inattendu. Pourquoi Jasper Jones ? Et justement maintenant ?

- Non, ce serait une erreur croyez-moi, ce n’est pas le moment. Et puis vous devez épouser ma sœur d’abord.

Son ton était menaçant. La galerie bruissait comme une jungle. Danger des crocodiles, des moustiques, des poissons et des orchidées, des orpailleurs, des bulldozers. Le cris guttural et régulier d’un drôle d’oiseau qui scie l’arrière-plan en séquences fait tomber la nuit plus vite. Et la peur avec. Il va falloir dormir là.

- Je ne peux pas rester plus longtemps ce soir. J’ai envie d’une fine. Disons que nous nous verrons jeudi avec Madame votre sœur. Il n’est pas nécessaire qu’elle s’habille en tenue d’époque. Faites passer l’enveloppe avec le montant à ma secrétaire. Je regarderai ce que je peux faire. Ne me raccompagnez pas. Je connais le chemin.

Trois ou quatre mètres de béton poncé et verni. Tu parles. Tintement joyeux et profond du carillon de cristal. Fuite. Nuit américaine. Jasper Jones comme un christ salvateur qui tourne. Peut-être le nom d’un chauffeur de taxi.


Dans la galerie la scène est toute autre. On a éteint le principal des lumières. Sortie de secours. Dernière œuvre conceptuelle avant l’obscurité. Une tenture se soulève et une femme grisonnante de savonnette apparaît. Elle porte un plateau avec des pattes. Il y a dessus une théière en fonte japonaise grosse comme bouse de vache. Deux quarts en acier. Pas de sucre. Elle interroge silencieuse et obtient sa réponse.

- Alors, tu as écouté ? Il devient difficile Monsieur Armundo. Je me demande si j’ai raison de vouloir lui vendre cette vieille croûte. Hoax en a marre de copier les modernes. C’est fatigant. Il se relâche et fait n’importe quoi. Restaurer ce machin trouvé aux puces de Clignancourt. Derrière c’est moi qui rame.

La créature en poils de balais feutrés glissait et effectuait la cérémonie du thé. Tailleur gris pied-de-poule. Chignon. Monsieur Bernard pensif arpentait la dalle. Elle l’observait avec circonspection. Comme un animal dont on se demande si on doit le faire piquer. Je l’aime trop pour le laisser souffrir.

- Bof. Ça t’oblige à déployer un peu d’imagination. Changer pour une fois ton baratin. Pourvu qu’il n’aille pas faire expertiser son Jasper Jones. C’est tout.


Janvier 2010