Il était parti depuis une bonne demi-heure quand je me suis décidé à rentrer chez moi. Drôle de type et drôle de discussion. Ses yeux étaient devenus fous quand j’avais affirmé que les montres molles de Salvador Dali étaient d’aussi mauvais goût que les nains de jardin…

Marthe m’avait dit : “Tu devrais faire attention, il est inquiétant. C’est un élève de l’école d’art qui est dans la classe de Marc ; il me fait peur.”

Enfin il était parti… j’avais pas mal picolé. La nuit était chaude et lumineuse. Le ciel transparent laissait voir la pleine lune par les échancrures mouvantes de nuages glissant rapidement à contrejour.

Je me suis engagé dans le raccourci à travers la friche industrielle. J’adore traverser cet endroit. C’est une aventure à chaque fois. Les clodos, les camés et les travelos sont en général de braves gens. Il m’arrive souvent d’échanger quelques mots avec l’un ou l’autre, d’offrir une cigarette ou du feu. Je me sens un peu là-dedans comme chez moi ; même s’il m’arrive de temps à autre de cacher le plaisir ambigu d’une décharge d’adrénaline sous un air dégagé.

Ce soir, hormis la lueur dansante d’un feu de bois vers la palissade du côté de la voie ferrée, la zone semblait déserte.

J’ai commencé à entendre ses pas derrière moi en longeant le quai de débarquement de l’ancienne filature. Je me suis retourné brusquement. J’ai vu son ombre s'éclipser derrière un Algeco aux vitres brisées. J’ai senti d’un seul coup la peur m’envahir.

Il m’avait suivi. Ce type aux yeux fous m’avait suivi !

J’essayais de me raisonner : pourquoi aurait-il fait cela ? C’était absurde. Et c’est précisément cette absence de motif qui rendait la chose tellement inquiétante. Je continuais mon chemin en essayant de ne plus me retourner et de garder une démarche normale. Je sentais frissonner mon dos aveugle et mes sens étaient aux aguets. Je l’entendais derrière moi. Il ne faisait pas tellement attention. J’avais une terrible envie de me mettre à courir.

J’essayais de me raisonner. Peut-être ne m’avait-il suivi que pour tenter de me convaincre de la valeur des montres molles. Dans ce cas, je pouvais m’en tirer à bon compte avec une petite bassesse : j’étais ivre…j’aime provoquer,…je suis comme ce génie de Dali en quelque sorte…

D’un seul coup, je l’ai vu devant moi. Il avait dû courir et passer je ne sais où. Au fond, je préférais ça. Je me suis dirigé résolument vers lui. Il avait une clope éteinte au bec et se tenait appuyé contre le mur taggé d’un entrepôt dans une posture terriblement provocante. Sans un mot, j’ai sorti mon briquet et lui ai tendu la flamme. La lumière jaune a illuminé des yeux tristes noyés d’alcool. Ce n’était pas lui !

Maintenant j’étais pressé de rentrer me coucher.

J’ai allumé la lumière, verrouillé la porte d’entrée et fermé les fenêtres en prévision de l'orage. Je me sentais dégrisé. Je suis allé dans ma chambre et en allumant l’interrupteur, j’ai fait un bon en arrière. Il était assis là dans le noir sur mon lit avec ses yeux fous.