Le vent glacial qui se lève le soir vers cinq heures dans les rues de Miers est ponctuel. Chaque hiver il est au rendez-vous. On se réfugie alors dans les salons douillets éclairés par un feu dans l’âtre. Ces fins d’après-midi désœuvrées sont traditionnellement l’occasion de discussions et de rencontres paresseuses entre amis. Accompagnés par la danse des flammes, affalés dans des fauteuils Sherlock Holmes, un œil mollement errant par la fenêtre sur l’enfilade déserte de la Muskattstraßertckz (avenue Muskatt) battue par une pluie verglaçante , nous devisions ainsi à la nuit tombante avec M. Corvar Vartaver, collectionneur bien connu. C’est lui qui possède aujourd’hui non seulement la plus grande érudition mais aussi la plus remarquable et exhaustive réunion d’objets syldaves connue au monde. Le front plissé par l’habitude de la méditation intense, ce noble vieillard m’avait fait l’honneur d’un thé pour me faire part de son émotion à la lecture de l’article “Voir Narbah les yeux fermés” signé de ma modeste plume et qui venait de paraître dans la revue “Kunstgriff” à Zurich. Autour de nous, sur les murs et les étagères, la lueur des flammes faisait apparaître l’un après l’autre les objets d’art : galets primitifs gravés de runes, statuettes votives de l’époque pré monarchique, peintures figuratives des Sept Rois, célébrissime tapisserie dite “au cheval fou” de Metzengerstein (1286), ainsi que diverses gravures représentatives du mouvement “Knospe” fondé vers 1960 à la Brasserie Gierig (place Blind) et qui fût dit-on le creuset dans lequel Narbah apprit à la fois la boisson et l’art de la polémique. Nous abordâmes alors plus spécialement le sujet des bars qui ont jalonnés sa vie comme autant de refuges, de ports d’amarrage provisoires. Ainsi l’échouage final au Bar Sans Horizon de la rue des Thermopyles qu’a si bien décrit Carmen Carita, ou bien la terrasse du restaurant Bellevue à Asswan. Vartaver fût l’ami de Narbah dès l’époque de la brasserie Gierig. “Sur ce sujet, il y a un livre à écrire me déclara-t-il soudain. Je voulais le faire moi même, ici, et le faire publier à Paris. J’aurais dû le faire depuis longtemps, et j’ai réuni depuis des années la documentation nécessaire. Mais je n’ai jamais eût le temps de m’y consacrer pleinement. Pourquoi ne le feriez-vous pas à ma place? Je vous apporte sur un plateau les témoignages d’époque, quelques œuvres et esquisses inédites, et même des photos… et de plus je vous garanti l’édition dans une grande maison française. Qu’en dites-vous?” Ainsi, son invitation n’avait rien de gratuite. Je n’hésitai pas une seule seconde avant de répondre par l’affirmative. Vartaver se dirigea alors vers un carton à dessin et quelques dossiers négligemment posé près du marbre de la cheminée à même le somptueux tapis en laine de yack typique de l’artisanat disparu de la vallée du Parckatt. Nous passâmes le reste de la soirée, jusqu’à une heure assez avancée, à feuilleter les liasses de documents, esquisses, carnets de notes, premières peintures… Il y avait là tout ce que je pouvais rêver d’y trouver : tout le Narbah de l’enfance et de l’adolescence. Celui d’avant la fuite à travers l’Europe. Vartaver attendait de moi un ouvrage faisant le point des emprunts opérés par Narbah à la culture syldave. J’y vis tout de suite beaucoup plus : l’opportunité de tenter enfin un survol complet du parcours de cet étrange artiste pour lequel je m’étais pris de passion depuis quelques années. Le livre que vous tenez entre vos mains doit tout à cette soirée et à la documentation de Vartaver. Cependant, il ne ressemble en rien à ce qu’il avait désiré. Le livre du Narbah syldave reste à écrire. Je demande pardon à l'âme de mon respectable et indulgent ami Corvar : peut-être l’ai-je trahi ; je lui doit tant! Mais il me semble tout comptes fait que tel qu’il est, cet ouvrage obtiendrait toute son approbation. Évidemment, la dette de Narbah envers la culture de sa nation n’est que très imparfaitement évoquée, le tribut rendu aux influences du Borashoo (cocktail spécial de la brasserie Gierig), au groupe des poètes infernaux et des dessinateurs maudit n’est qu’effleuré… Pourtant, je crois avoir fait œuvre d’utilité supérieure en réalisant le premier répertoire un tant soit peu crédible qui embrasse la totalité de l’œuvre, ou pour le moins ce qui en est connu à ce jour. Je me suis consacré au défrichage et à la vulgarisation, tâche oh combien nécessaire, pour faire accéder le public le plus large à la découverte de celui qui s’affirme chaque jour un peu plus comme le maître, l’empereur de l’art de son siècle. La documentation qui m’avait été confiée par Vartaver à été remise aux archives Nationales Syldave ainsi que mon regretté ami l’avait souhaité dans son testament. Peut-être un autre, ou peut-être moi, qui sait, écrira-t-il un jour ce Narbah syldave souhaité par mon ami Corvar. En attendant, je suis sûr que s’il était encore parmi nous, il approuverait pleinement mon choix, car c’est celui de la découverte totale de l’œuvre. Je dois encore, une dernière fois, lui rendre hommage et lui dire merci. Je me dois à cette occasion de remercier également Odette Y Assomption Machita, directrice du Musée National de Miers qui à mis à ma disposition toutes les pièces de ses très riches catalogues (dont la totalité de la collection Vartaver) ainsi que le service photographique de son musée, Bardel Kovelski, plâtrier à Meudon, qui m’a confié la première caisse abandonnée par son ami Narbah dans son grenier, la sociologue Carmen Carita de l’Université de Bogotá qui m’a confié une copie des bandes qu’elle a réalisé au Bar de la rue des Thermopyles. Que soient également remerciés les critiques, experts et littérateurs qui ont eut la bonté de me confier leurs textes, souvent spécialement écrits pour cet ouvrage. Enfin, plus généralement, se reporter à la liste des remerciements de fin d’ouvrage, car tous sont importants pour moi comme pour l’œuvre de Narbah dont elles et ils sont tous fervents défenseurs. À tous encore et pour toujours merci !

Gaspard Delhuître - Miers le 3 mars 2003